L’isolement des ainés est souvent constaté. La dispersion géographique des familles, est de plus en plus fréquente. Leurs enfants sont partis pour de multiples raisons, familiales et professionnelles. Les parents en fin de vie se retrouvent seul.
La solidarité familiale se délite progressivement, des enfants trop éloignés n’apportent plus du fait de leur absence l’assistance aux parents.
La nature a horreur du vide. Il arrive que cette absence soit compensée par l’attention de ceux qui vivent dans la proximité des seniors. Visites, petits services, courses, repas du week-end, surveillance médicale, et tant d’autres grandes et petites choses sont appréciés de celui ou de celle qui en profite au quotidien
Les voisins, par exemple parfois un neveu ou nièce resté(e) au Pays, prennent progressivement en charge l’accompagnement à domicile indispensable à une résidence « chez soi ».
Autant d’attentions qui réchauffent. Le bénéficiaire apprécie, il remercie. Conscient de l’aide apportée, il récompense, petitement d’abord, de petites choses, de petits riens.
Une complicité affective se crée, elle s’affiche, elle s’exprime, « c’est presque ma fille, presque mon fils », même un peu plus dans la mesure où « eux » ils sont là et que les autres sont loin.
Plus ou moins malicieusement, plus ou moins habilement les présents savent souligner les absences des enfants : « toujours pas de nouvelles de vos enfants, ils ont (encore) oublié votre anniversaire…, pour Noel ils n’ont pas pu venir, déjà l’an dernier… », autant de petites remarques qui attristent, attisent quelques ressentiments, renforcent ce sentiment de délaissement et justifient une réaction punitive à l’égard des oublieux : « Ils m’oublient, je vais les oublier ».
On devient juge de ses héritiers, de leur négligence, de leur ingratitude.
Alors pourquoi ne pas gratifier « les présents » ? Plaisir de gratifier, renforcé par l’utilité du bien à recevoir exprimée par le futur gratifié. Il souligne la qualité des biens détenus. Il porte de l’intérêt à la fois aux biens possédés et à ceux qui les possèdent « votre jardin, j’aurai plaisir à l’entretenir, et vos rosiers qui va s’en occuper… ? ».
Aller plus loin dans la récompense ? Au delà des petites donations manuelles, pour récompenser davantage, consentir des libéralités … legs, assurance vie. Les sommes en jeu deviennent plus conséquentes, les biens légués sont ajustés aux besoins des présents, plus ou moins clairement exprimés.
Si rédiger un testament est un peu compliqué (on ne peut lui tenir la main), modifier les bénéficiaires d’une assurance est tellement simple, la machine écrit la main signe : « signer là… »
Toute libéralité fait du bien, tant au donateur qu’au donataire, tant au testateur qu’au légataire. Ils sont présents les voisins pour exprimer à leur tour leur satisfaction.
La volonté de léguer s’affirme et s’affiche en même temps qu’avec l’âge et la perspective de la mort l’attachement aux biens décroit.
Mr Grangeon a probablement vécu cette situation.
A – Les libéralités de Monsieur Grangeon, oublié des siens, entouré des voisins
Mr Grangeon est né le 12 mars 1940. Il est décédé le 15 décembre 2018 laissant pour lui succéder ses deux filles. Il a souscrit le 28 février 1990 un contrat d’assurance auprès de la compagnie AVIE. Prime versée à la souscription : 150.000 €.
Elles ont interrogé l’assureur. En insistant et faisant valoir leur qualité de réservataires elles ont su que la clause bénéficiaire désignant à l’origine ses deux filles avait été modifiée le 11 avril 2016 au profit de ses deux voisins de palier (deux frères l’un et l’autre célibataire) bénéficiaires par moitié chacun et que le capital décès s’élevait à 330.000 €
En consultant le dossier de leur père, elles ont constaté qu’il avait utilisé ce contrat par l’exercice de rachats en 2001, 2005 et 2008.
Il a fait le 1er mars 2016 un testament olographe au profit de ses « chers » voisins les instituant légataires particuliers d’une petite maison, avec jardin (entretenu par le frère ainé) , (estimation 140.000 euros). Le testament a été déposé chez le notaire.
Outre la petite maison, sa succession comprend son appartement (valeur 150.000 euros) et le solde de ses comptes d’épargne (pour 40.000 euros).
Les deux frères justifient cette double attribution testamentaire et bénéficiaire par l’attention qu’ils portaient depuis de très nombreuses années à leur voisin. Ces dames étaient très (trop) souvent absentes, ils ont compensé cette absence.
Les filles de Mr Grangeon, très surprises (elles ne se méfiaient pas, ils se connaissaient depuis si longtemps), interrogent leur CGP sur les actions qu’elles pourraient conduire pour contester cette exhérédation partielle. Que faire ? Que peuvent-elles espérer ?
Elles doivent contester l’importance des libéralités faites aux voisins en démontrant qu’elles excèdent la quotité disponible (1/3 de la masse successorale) et portent atteinte à leur réserve. L’article 913 du Code civil protège les réservataires : « Les libéralités, soit par actes entre vifs, soit par testament, ne pourront excéder ….. le tiers, s’il laisse deux enfants… ».
La difficulté réside dans le fait que si legs particulier de la maison porte sur un bien successoral, le capital décès, lui, est considéré comme un bien non successoral d’après l’article L 132-12 du Code des assurances. Il n’est pas une « valeur patrimoniale »
Il n’en sera pas tenu compte dans le calcul de la réserve. Compte tenu des biens composant sa succession (appartement + maison et jardin + compte d’épargne, soit 330.000 € la quotité disponible est seulement de 110.000 euros. Les voisins supporteront une dette de réduction de 30.000 € seulement, ils conserveront la maison en nature et recevront le capital décès, soit 330.000 €.
B – Les voies d’action de Mesdames Grangeon pour limiter l’exhérédation de fait
Lors des rares rencontres annuelles qu’elles s’efforçaient de maintenir avec leur père, elles n’ont jamais constaté une quelconque altération des facultés mentales. Elles n’ont pas engagé de mesures de protection quelconque.
Inutile donc de se lancer tant sur la voie pénale de la captation d’héritage (article 223-15-2 du Code pénal) que sur la voie civile du défaut de consentement (article 901 du Code civil), insanité d’esprit (article 1129 du CC) ou de vice du consentement, (erreur dol, violence de l’article 1130 du CC).
Ces actions supposent des manœuvres frauduleuses pour tromper et abuser d’une personne vulnérable afin de la convaincre de donner des biens en partie ou en totalité de sa future succession. Au sens du code pénal, la captation d’héritage correspond à un abus de faiblesse et de vulnérabilité. Manœuvres qu’elles auraient bien du mal à prouver.
Influencé, oui certainement, manœuvré non.
Le testament, dont copie leur a été délivrée, leur parait bien écrit de la main de leur père, inutile d’engager une procédure de vérification d’écriture. Difficile de contester le testament.
Frustration et rancœur des deux filles.
Elles doivent agir pour faire rentrer le capital décès du contrat d’assurance dans la masse successorale. Est-ce possible ? Comment y parvenir
1° – Une première voie inopérante : les primes manifestement exagérées
Pour contester les conséquences civiles des contrats d’assurance dénoués, c’est à dire, la dispense de rapport et de réduction, il est possible aux héritiers réservataires lésés d’agir sur le fondement des primes manifestement « exagérées » prévu par l’article L 132-13 du code des assurances.
La Cour de Cassation écrivait en juin 2005[1] qu’en contrepartie du régime exorbitant de l’assurance vie, une force accrue devait être conférée aux primes « exagérées » pour protéger les règles de la dévolution successorale et de la réserve, l’assurance vie ne pouvant pas servir à les contourner.
Force est de constater que les actions de contestation conduites sur ce fondement ont peu de chance d’aboutir dans la mesure où la Cour de Cassation a placé l’exagération dans l’inutilité du contrat au jour de la souscription[2]. Si au jour du versement d’une prime ce versement est utile au souscripteur alors il n’a y pas « exagération ».
Les contrats souscrits aujourd’hui sous la forme de contrat de capital différé contre assuré sont rarement inutiles. Inutile d’engager une action sur ce fondement, elle est perdue d’avance. Au jour de la souscription du contrat par Mr Grangeon, son utilité était certaine. Il se constituait un capital pour compléter sa retraite. L’argent accumulé était totalement et à tous moments récupérables pour ses besoins de vie. Il l’a d’ailleurs démontré en effectuant des retraits en 2001, 2005 et 2008.
De plus, si une action était engagée (et qu’elle aboutisse, aléa judiciaire) la réduction ne porterait que sur le montant de la prime soit 150.000 €[3]. Perdues pour ces dames les plus values accumulées.
Alors, il faut chercher une autre voie.
[1] V. La Vérité, Ed. La documentation française, 2005, page 355
[2] V. Jean Aulagnier, Assurance-vie : l’exclusion des réservataires, ou la protection inopérante des primes exagérées, Newsletter , 17 octobre 2014, n°184 Aurep.
[3] Ou sur la portion excessive des ces primes, puisque la question n’est pas véritablement résolue aujourd’hui.
2° – Une deuxième voie probablement plus favorable
Cette autre voie de contestation existe. Obtenir la requalification du contrat d’assurance dénoué en donation indirecte[4]. Mme Taubira, alors Garde des Sceaux, dans une réponse ministérielle à Mme Gaillard du 2 Juillet 2013[5], a précisé que cette voie, utilisée surtout par l’administration fiscale[6], était également ouverte aux héritiers se sentant lésés
L’assurance vie de capital différé est-elle encore un contrat d’assurance auquel s’appliqueraient les dispositions de la loi de 1930 qui, sur le fondement des articles L 132-12 et L 132-13 du Code des assurances, qui font du capital décès un bien non successoral, non rapportable, non réductible ?
En raison du développement de l’assurance vie comme instrument de placement pertinent, cette question se pose de plus en plus fréquemment. C’est le cas, chaque fois que des héritiers réservataires constatent que ce dénouement hors succession du capital décès porte atteinte, non en droit mais en fait, à leurs droits réservataires.
La Cour de cassation a eu à en juger. Réunie en Chambre mixte, elle l’a fait dans quatre arrêts du 23 novembre 2004[7], elle a du écarter les doutes sur l’existence d’aléas dans ces contrats de capital différé, aléa indispensable à la qualification d’assurance.
Elle a repoussé les prétentions des contestataires en situant l’aléa dans l’indétermination de l’attributaire du contrat au moment de sa souscription : le stipulant s’il exerce le rachat de son contrat, le bénéficiaire si le décès du stipulant survient alors que le droit de rachat n’a pas été exercé ou exercé seulement en partie. Elle l’a fait tout en rappelant que l’assurance vie ne pouvait être un instrument de contournement de la réserve[8].
A contrario, il est donc possible de contester la qualification d’assurance, lorsque l’attribution bénéficiaire est quasi-certaine, « certaine » au moment de la souscription, voir lors de la désignation du ou des bénéficiaires, lorsqu’aurait pu disparaître de la part du stipulant la volonté de racheter, c’est à dire d’utiliser pour lui-même le contrat.
La stipulation pour soi-même écartée, elle n’est plus le facteur déclenchant la souscription ou la conservation du contrat. La stipulation pour autrui est devenue la préoccupation exclusive et déterminante du stipulant.
Les circonstances de la souscription ou de la désignation démontrent alors le caractère illusoire de la faculté de rachat et marque la volonté actuelle et irrévocable de se dépouiller au profit du ou des bénéficiaires désignés[9].
Parmi les circonstances de nature à écarter le caractère aléatoire du contrat et de soumettre le capital au droit commun des libéralités, c’est-à-dire au rapport et à la réduction, les désignations ou modifications tardives des bénéficiaires.
La probabilité que le contrat se dénoue exclusivement au profit du bénéficiaire en cas de mort est très élevée et retire au contrat alors son caractère aléatoire.
« La proximité entre le décès et la date de la désignation bénéficiaire est un indice du défaut d’aléa, caractérisé par l’absence d’espérance de vie du souscripteur au moment de l’acte » [10]
« Lorsque la volonté de transmettre … se matérialise par une modification tardive de la clause bénéficiaire, c’est à ce moment-là que l’existence de l’aléa doit être vérifiée, car l’intention initiale du souscripteur a été, par cette modification même profondément renouvelée. Il faut établir qu’au moment de l’acte, l’assurance vie ne présentait plus aucune utilité économique pour le souscripteur.
« La modification tardive de la clause bénéficiaire au profit de ces mêmes personnes constitue un indice de cette intention libérale »[11]
Cette absence d’utilité pour soi-même est confortée par l’absence de rachats par le stipulant. Autrement dit, si en raison des circonstances de la souscription ou de la désignation, le dénouement du contrat par le décès du souscripteur et donc à l’avantage du bénéficiaire est acquis, l’intention libérale est avérée, alors la requalification en donation faute d’aléa, est parfaitement envisageable [12]
Le Conseil d’Etat a été ainsi conduit à contester la qualification d’assurance vie pour obtenir la réintégration de capitaux qui pouvaient échapper à la récupération des aides sociales par les départements dans les termes suivants : « un contrat d’assurance peut être requalifié en donation si, compte tenu des circonstances dans lesquelles le contrat a été souscrit, il révèle, pour l’essentiel, une intention libérale de la part du souscripteur vis à vis du bénéficiaire.. »[13].
Compte tenu des circonstances de l’affaire Grangeon cette voie peut être empruntée avec quelques chances de succès. On soulignera les points suivants qui participent de l’intention libérale :
Changement tardif de bénéficiaire
Proximité des dates de désignation testamentaire et bénéficiaire
Identité des légataires et bénéficiaires
Proximité du décès par rapport aux désignations
Absence de rachats depuis le changement de bénéficiaire
Présence des voisins, récompensés (argument qu’ils offrent eux-mêmes d’ailleurs en défense)
Il est manifeste qu’il y a eu de la part de Mr Grangeon une « volonté de libéralités », bien entretenue par une présence active des voisins. Le caractère illusoire du droit de rachat est quasi certain. Le contrat incriminé ne satisfait manifestement pas à l’exigence mise en avant par la Cour de cassation : son caractère aléatoire. Son dénouement au profit des deux frères bénéficiaires, désignés tardivement, est certain.
Il y a donation (pour un montant égal au capital décès : 330.000 €), qui doit être intégrée à la masse successorale et qui devrait donner lieu à « réduction » ne pouvant se prévaloir alors des dispositions des articles L 132 et 13 du Code des assurances.
La quotité disponible étant de 660.000 / 3 = 220.000, la réduction s’élèvera à 250.000€, qu’ils pourront payer par prélèvement sur le capital décès.
La proximité et l’identité des désignations testamentaire et bénéficiaire sont incontestablement une preuve supplémentaire de l’intention libérale du stipulant.
La requalification en donation devrait avoir pour conséquences d’imposer la prise en compte des capitaux décès dans la détermination de la masse successorale et le calcul de la quotité disponible
À défaut de pouvoir être qualifié d’assurance, le capital devient une libéralité réductible dans les formes ordinaires du droit civil[14]. La doctrine parle alors de donation indirecte.
Les filles de Mr Grangeon peuvent avoir quelques espoirs.
Elles peuvent informer les voisins de leur détermination à entamer une action en réduction de l’attribution bénéficiaire, signifier à la compagnie d’assurance l’engagement probable de cette procédure.
Le CGP consulté pourrait inviter ses clientes à engager avec leurs voisins « une transaction»[15] au sens de l’article 2044 du Code civil, et leur suggérer de renoncer au minimum à la libéralité portant sur la petite maison avec jardin.