Question 1 : Les commentaires administratifs concernant la réforme de l’abus de droit étaient-ils particulièrement attendus par les praticiens ?
Réponse : Oui
La réforme a légitimement inquiété les praticiens de la gestion de patrimoine. Portée par la loi de finances pour 2019, elle date de plus d’un an et s’applique aux actes et opérations réalisés depuis le 1er janvier 2020, les premières propositions de rectifications pouvant être notifiées à partir du 1er janvier 2021.
Le différé d’entrée en vigueur de la nouvelle procédure régie par l’article L 64 A du LPF inséré par amendement se justifiait précisément par la nécessité de laisser à l’administration le temps nécessaire pour fournir des indications relatives aux opérations relevant ou non selon elle de la nouvelle définition élargie de l’abus de droit. Il a cependant fallu attendre un mois après la réalisation des premiers actes susceptibles de relever de la nouvelle procédure pour voir l’administration publier ses commentaires au bofip-impôts le 31 janvier 2020.
Question 2 : Le contenu du bofip est-il conforme aux premières indications qui avaient été fournies par l’administration, notamment dans le cadre de réponses écrites posées par des parlementaires ?
Réponse : oui
Les indications fournies sont globalement conformes au dispositif législatif ce qui n’est pas toujours le cas et équilibrées. Elles respectent les engagements pris par l’administration fiscale d’appliquer cette nouvelle procédure « de manière mesurée » (sic), « sans chercher à déstabiliser les stratégies patrimoniales des contribuables » (Rép. Min Straumann, JOAN 18 juin 2018, p. 5546). Elles sont de notre point de vue de nature à apaiser les principales craintes, souvent excessives qu’avait suscité cette réforme au lendemain de son adoption, du moins autant que le permet ce texte qui demeure intrinsèquement flou et qui est critiqué à juste titre comme tel.
Question 3 : Des facteurs exogènes peuvent-ils expliquer le caractère « mesuré » des commentaires administratifs ?
Réponse : oui.
Le risque de voir la nouvelle procédure invalidée par le Conseil constitutionnel dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) comme l’avait été la précédente réforme réalisée en 2014 n’est sans doute pas étranger aux orientations prises par l’administration dans ses commentaires. Le législateur a tenté de neutraliser le grief attaché à une atteinte au principe de légalité des peines en n’assortissant la nouvelle procédure d’aucune sanction spécifique. Outre que l’argument n’est pas totalement convaincant – le bofip confirme que des pénalités dont le taux est aussi élévé pourront être appliquées en vertu des dispositions de droit commun – celui de la trop grande marge d’appréciation laissée par l’administration et du risque d’arbitraire induit subsiste. Il peut expliquer que pour le désamorcer, l’administration insiste – à juste titre – sur l’élément objectif qui doit être démonter pour caractériser l’ abus de droit au sens de l’article L 64 A du LPF. On regrettera cependant que ce soit au prix d’indications très sommaires et parfois contestables concernant précisément l’autre élément, subjectif.
Question 4 : Des principes essentiels et lignes directrices peuvent-ils être dégagés du bofip ?
Réponse : Oui
Trois principes sont marquants et doivent être retenus:
– deux conditions cumulatives qui ne peuvent pas se résumer à une exigence unique doivent être réunies pour que l’administration puisse caractériser un abus de droit au sens de l’article L64 A du LPF ;
– la nouvelle procédure n’a pas pour objet d’interdire au contribuable d’emprunter la voie qui lui est plus favorable du point de vue fiscal, pourvu que ses choix ne soient empreints d’aucune artificialité ;
– les actes poursuivant un but principalement fiscal sont pour l’essentiel ceux qui ne sont dotés d’aucune substance économique ; un acte même s’il entraine un gain fiscal substantiel ne relève pas du nouvel abus de droit s’il produit des effets patrimoniaux effectifs et n’est pas assorti de clauses manifestement abusives.
Question 5 : Le bofip fournit-il des indications concernant les éléments constitutifs du nouvel abus de droit ? Quels enseignements doit-on en tirer ?
Réponse : oui
Il confirme que deux éléments constitutifs distincts doivent pouvoir être caractérisés par l’administration fiscale lorsqu’elle recourt à la procédure régie par l’article L 64 A du LPF : l’existence d’une fraude à la loi, d’une part et la poursuite d’un but principalement fiscal d’autre part.
Ces deux exigences ne peuvent pas être amalgamées en un critère unique, contrairement à ce que pouvaient laisser entendre certaines indications fournies par l’administration fiscale au lendemain de la réforme.
Les commentaires administratifs confirment explicitement ce point et précisent que la démonstration d’un abus de droit, qu’elle vise à sanctionner des actes à but exclusivement ou principalement fiscal nécessite la réunion de deux éléments :
– Un élément objectif : l’utilisation d’un texte à l’encontre des attentions de son auteur ; autrement dit une fraude à la loi (lato sensu) ou décision ;
– Un élément subjectif qui pour l’article L.64 A du LPF consiste en une volonté principale d’éluder l’impôt.
Les praticiens ne doivent donc pas redouter que depuis le 1er janvier 2020, l’administration fiscale puisse contester un acte ou une opération au seul motif qu’il poursuivrait un but principalement fiscal.
Le BOFIP rappelle d’ailleurs explicitement que pas plus que son homologue codifiée à l’article L.64 du livre des procédures fiscales, la nouvelle procédure n’a pour objet d’interdire au contribuable de choisir le cadre juridique le plus favorable du point de vue fiscal, pourvu que ce choix ou les conditions le permettant ne soient empreints d’aucune artificialité (BOI-CF-IOR-30-20 n°1).
Ces indications permettent de valider l’exemple pratique que nous donnions au lendemain de l’adoption de la loi de finances pour 2019 pour illustrer l’approche qui devait selon nous être retenue pour trancher ce type de question : celle la renonciation par un héritier à une succession entrainant la transmission de sa part héréditaire à ses propres enfants par représentation. En dépit du gain souvent substantiel qui peut en résulter, une telle décision ne peut pas être critiquée par l’administration sur le fondement de l’art. L 64 A du LPF.
En effet, dès lors que le législateur civil a autorisé la représentation du renonçant (C. Civ. art. 754 al. 1er), pour en faire un mode de transmission transgénérationnelle permettant de réaliser un saut de génération, l’enfant qui renonce à la succession de son auteur, ce qui entraîne la dévolution de sa part héréditaire à ses propres descendants ne réalise aucune fraude à la loi.
La renonciation à succession et représentation sont employés dans l’objectif poursuivi par le législateur : précisément permettre un saut de génération. Les travaux préparatoires à la loi du 23 juin 2006 ayant prévu cette possibilité confirment explicitement ce point. Cette finalité a été soulignée dès le stade de la présentation du projet de loi : « Le texte prévoit d’ouvrir la représentation aux descendants d’un héritier en ligne directe renonçant (article 754 nouveau du code civil). Cette possibilité permettra eu égard à la situation sociale et démographique actuelle, une transmission des patrimoines vers des personnes plus jeunes dont les besoins sont plus importants. » (exposé des motifs du projet de loi portant réforme des successions et des libéralités, Doc AN 2006, n° 2427, p. 24)
Cette utilisation de la renonciation conformément à l’objectif poursuivi par le législateur fait obstacle à toute possibilité pour l’administration fiscale de critiquer cette option sur le fondement de l’article L.64 A du livre des procédures fiscales. Il n’est donc pas besoin dans un tel contexte de s’interroger sur l’existence ou non de la poursuite d’un but principalement fiscal ; et ce quand bien même le saut de génération permettrait de réaliser immédiatement et à terme une économie fiscale qui peut être significative. Les commentaires administratifs confirment par ailleurs que la circonstance que l’opération engendre un gain fiscal substantiel ne suffit pas, en l’absence de fraude à la loi, à caractériser un abus de droit au sens de l’article L 64 A du LPF.
Question 6 : Les commentaires administratifs sont-ils trop généraux de sorte que l’on ne pourrait en tirer aucun enseignement opérationnel pour les praticiens.
Réponse : Non.
Une méthodologie peut être dégagée.
De notre point de vue, pour tous les actes passés à compter du 1er janvier 2020, le praticien qui est amené à apprécier si l’acte qu’il reçoit ou dans le cadre duquel il intervient est susceptible d’être critiqué sur le terrain de la nouvelle procédure peut retenir la métrologie suivante :
Dans un premier temps il convient de déterminer si l’opération procède ou non de l’utilisation d’un texte ou d’une décision allant à l’encontre des intentions de l’auteur qui l’a instaurée. Les juristes spécialisés dans le secteur concerné pourront l’assister dans cette démarche.
C’est uniquement si un doute peut exister sur ce point, si une réponse positive peut être apportée à cette question, qu’il conviendrait dans un second temps de s’interroger sur la poursuite d’objectifs principalement fiscaux.
Dans le cas contraire, si le texte ou la décision considéré dont il est fait usage lors de la réalisation de l’opération n’a pas été dévoyé de sa finalité, il n’est pas besoin de hiérarchiser les mobiles ayant présidé à la conclusion de l’acte ou la réalisation de l’opération ni de s’interroger sur la poursuite d’un objectif principalement fiscal.
Cette démarche validée par les commentaires administratifs nous apparaît bien plus sûre et efficace que celle plus anxiogène qui en inversant l’ordre des facteurs, conduirait à s’interroger de plano sur l’existence, beaucoup plus incertaine et par essence subjective, d’un objectif principalement fiscal.
Question 7 : Les indications du bofip relatives à la fameuse notion de poursuite d’un but principalement fiscal suscitent-ils tous l’approbation ?
Réponse : Non.
Certains de ces commentaires sont convaincants et utiles. D’autres sont plus discutables.
Le bofip se contente de paraphraser le texte pour indiquer que le motif principalement fiscal peut résider dans la volonté d’éluder, d’atténuer les charges fiscales notamment en réduisant l’impôt dû, de percevoir indument un crédit d’impôt ou encore d’augmenter abusivement une situation déficitaire.
De façon plus discutable, il se fonde sur la volonté du législateur d’étendre le dispositif anti-abus régi par l’article 205 A du code général des impôts applicable à l’IS, à l’ensemble des autres impôts pour renvoyer à ses commentaires afférents à ce dispositif et préciser que sont seuls concernés les actes ou montages « dépourvus de substances économiques » .
Un tel renvoi est commode pour l’administration. Il lui permet d’éviter le principal écueil rencontré et d’avoir à définir dans un contexte universel les critères précis d’appréciation de ce critère intrinsèquement subjectif, qui polarise toutes les critiques.
Pour autant, il est à nos yeux contestable et inapproprié.
L’exposé des motifs de l’amendement à l’origine de l’article L64 A du LPF précise que l’objectif poursuivi consiste à étendre à l’ensemble des autres impôts la clause dite « anti-abus », applicable en matière d’impôts sur les sociétés (CGI article 205 A). Pour autant, les deux textes diffèrent profondément.
Si la finalité qu’ils poursuivent est similaire, tant leur rédaction que le contexte dans lequel ils évoluent diffèrent, ce qui nécessite qu’ils fassent l’objets d’analyses et modalités d’application distinctes.
Les critères retenus dans la cadre la fiscalité de l’entreprise à laquelle l’administration fiscale renvoie n’est pas toujours pertinente en dehors de ce contexte.
Des motifs autres qu’économiques et commerciaux, intimes et extra patrimoniaux sont de nature à justifier la réalisation de l’acte ou de l’opération réalisé par un contribuable dans le cadre de la gestion de son patrimoine privé.
L’administration a d’ailleurs conscience de cet écart. Elle fournit elle-même dans la même subdivision des illustrations qui attestent que dans le cadre de l’article L64 A du LPF, d’autres critères doivent être retenus pour apprécier la finalité de l’opération. C’est le cas notamment lorsqu’elle se réfère à l’« objectif charitable (…) non négligeable » attaché à une donation consentie à un organisme sans but lucratif pour écarter la poursuite d’un but principalement fiscal.
Question 8 : Des points particuliers doivent-ils être relevés concernant les développements du bofip afférents à la poursuite d’un but principalement fiscal ?
Oui. Deux.
– D’une part, l’administration confirme que l’article L.64 A du LPF n’a pas par principe vocation à s’appliquer lorsque le législateur a souhaité lui-même encourager un schéma par une incitation fiscale ; et ce quand bien même ce schéma poursuivrait un but principalement fiscal, dès lors qu’il n’est pas détourné de son objet (BOI-CF-IOR-30-20 n°120).
– D’autre part le bofip énonce que les opérations produisant des effets patrimoniaux avérés, dotées d’une substance effective échappent également par principe à toute critique à cet égard ; et ce même s’ils permettent de réaliser une économie d’impôt substantielle.
Question 9 : Pouvez-vous nous donner un exemple concret des conclusions que l’on peut retirer de ces indications ?
Réponse : oui, par exemple pour ce qui concerne une stratégie des plus classiques.
Si on la rapproche des exemples donnés par l’administration, la dernière indication suivant laquelle les opérations produisant des effets patrimoniaux avérés, dotées d’une substance effective échappent également par principe à toute critique à cet égard ; même s’ils permettent de réaliser une économie d’impôt substantielle permet à nos yeux de dissiper les craintes qu’avait pu faire naître la réforme concernant la remise en cause de la stratégie de donation avant cession.
Cette stratégie permet dans le domaine des plus-values de particuliers de purger une plus-value latente. Pour autant, d’une part aucune fraude à la loi ne peut dans le principe même de cette stratégie être caractérisée dès lors que l’absence de la taxation de la plus-value se justifie par l’absence de tout prix perçu par le donateur dépourvu de toute faculté contributive.
D’autre part, dès lors qu’elle poursuit une intention libérale et produit des effets patrimoniaux effectifs qui se traduisent par le dépouillement actuel et irrévocable du donateur, elle n’est pas en soi critiquable au titre de la poursuite d’un but principalement fiscal, quand bien même elle permet de réaliser une économie d’impôt de plus-value substantielle.
Enfin, le choix du disposant de retenir comme objet de la transmission parmi les biens qu’il détient l’un de ceux porteur d’une plus-value significative n’est pas abusif pourvu que la donation ne soit empreinte d’aucune artificialité.
Ainsi, du moins en tant que telle, cette stratégie n’est pas en elle-même constitutive d’un abus de droit au sens de l’article L64 A du LPF en dépit du gain fiscal qu’elle procure, pourvu que la donation ne soit pas assortie de clauses abusives. La réforme de l’abus de droit ne doit de notre point de vue nullement conduire à la délaisser.
Question 10 : Les indications du bofip concernant l’articulation des différentes procédures anti-abus sont-elles surprenantes ?
Réponse : Non.
Elles confirment les analyses doctrinales.
Concrètement, la délimitation des champs d’application respectifs de ces procédures se résume comme suit :
– La procédure organisée par l’article L 64 A du LPF a vocation à s’appliquer à tous les impôts à l’exception de l’impôt sur les sociétés (IS), domaine dans lequel elle est évincée par le dispositif « anti-abus » propre à cet impôt (CGI art. 205 A).
– Elle concerne uniquement les abus de droit par fraude à la loi lato sensu. La démonstration d’un abus de droit par simulation nécessite pour l’administration de se placer sous l’égide de l’article L 64 du LPF.
Question 11 : En va-t-il de même pour ce qui concerne les sanctions applicables lorsque l’administration recourra à la nouvelle procédure ?
Réponse : oui.
Ils confirment les analyses doctrinales, même si certaines indications soulignent l’ambiguïté fondamentale sur laquelle repose cette procédure qui tout en étant présentée afin d’éviter une nouvelle censure du conseil constitutionnel comme une simple règle d’assiette nécessite néanmoins de caractériser la preuve d’un élément subjectif consistant en le détournement d’un texte ou d’une décision de sa finalité.
Le bofip confirme que si la procédure prévue par l’article L.64 A du livre des procédures fiscales n’entraîne pas l’application automatique des majorations de 40 et 80 % prévues par l’article 1729 a) du code général des impôts attachées à la mise en œuvre de l’article L 64 du LPF, les sanctions de droit commun restent applicables.
L’administration pourra ainsi appliquer la majoration de 40 % pour manquement délibéré ou celle de 80 % si des manœuvres frauduleuses sont caractérisées.
L’administration admet ainsi qu’un contribuable puisse procéder à une interprétation littérale d’un texte ou décision en le détournant de sa finalité sans pour autant commettre un manquement délibéré, ce qui n’est guère en adéquation avec ses commentaires concernant ces manquements et les sanctions qui y sont attachées…
Le BOFIP rappelle légalement au titre des garanties applicables la possibilité pour le contribuable de recourir en amont à la procédure de rescrit organisée par l’article L.64 B du LPF et en aval de saisir le comité de l’abus de droit fiscal.
Question 12 : Enfin, s’agissant précisément de la disposition détournée de sa finalité, quels sont exactement les « textes » et « décisions » concernés selon l’administration ?
Réponse : Sans surprise, leur spectre est selon le Bofip très large.
Sont concernées les conventions internationales ainsi que toutes les règles de droit quelle que soit leur position dans la hiérarchie des normes : lois, décrets, règlements, arrêtés…
Mais aussi et selon nous de manière contestable, certaines composantes de la doctrine administrative.
Les « décisions » concernées sont selon l’administration celles qui émanant d’elle, vont au-delà du simple commentaire d’une norme et crée un droit. Sont donc concernées les instructions administratives publiées au BOFIP-impôts qui sont favorables aux contribuables parce qu’elles ajoutent à la norme commentée, les réponses ministérielles ou questions écrites des parlementaires, les réponses des représentants d’organisations professionnelles ou encore les rescrits intégrés au BOFIP qui présentent les mêmes caractéristiques .
Une telle délimitation est particulièrement problématique en termes de sécurité juridique.
Pour autant, en l’état du droit positif le praticien doit intégrer ce risque et faire preuve de prudence dans le cadre des actes qu’il reçoit et consultations qu’il délivre. Un arrêt rendu par la Cour administrative d’Appel de PARIS, dans le cadre de l’article L.64 du livre des procédures fiscales (CAA de PARIS 20 déc. 2018, n°17 TA00747) a suivi cette analyse et admis qu’une interprétation littérale d’une instruction est susceptible d’être constitutive d’un abus de droit, nonobstant les dispositions de l’article L.80 A du livre des procédures fiscales.