Une récente newsletter du Doyen Jean Aulagnier pour l’AUREP[1] est revenue sur une question régulièrement soulevée en pratique : la possibilité de recourir à l’assurance vie pour investir les capitaux soumis à quasi-usufruit. L’occasion est trop belle pour la laisser passer. Aussi voici quelques éléments pour mettre la proposition de notre cher Doyen en perspective et élargir le débat.
Revenons tout d’abord, de peu de mots, sur l’objet dudit débat.
Le Code civil prévoit que, « si l’usufruit comprend des choses dont on ne peut faire usage sans les consommer, comme l’argent, (…) l’usufruitier a le droit de s’en servir, mais à la charge de rendre, à la fin de l’usufruit, soit des choses de même quantité et qualité soit leur valeur estimée à la date de la restitution » (C. civ., art. 587).
L’usufruitier, devenu quasi-usufruitier, peut disposer des sommes comme un plein propriétaire, à charge de rendre, en principe à son décès : d’où la créance de restitution du ou des nus-propriétaires contre la succession.
Reste donc à savoir ce que notre usufruitier va faire des fonds, sa situation le conduisant à gérer comme un plein propriétaire, prié cependant de « jouir raisonnablement » afin que, le moment venu, restitution il puisse y avoir.
Nous reviendrons brièvement sur les garde-fous proposés par le législateur au titre des obligations de l’usufruitier (C. civ., art. 600 et s.), et au sort qui leur est trop systématiquement réservé dès lors qu’il s’agit d’un démembrement organisé par testament ou dans une clause bénéficiaire. Mais commençons par aborder la cohérence du recours à l’assurance vie dans cette situation.
L’assurance vie… pour la vie !
Il s’agirait pour le quasi-usufruitier de souscrire, en pleine propriété précisons-le, un contrat d’assurance dont il serait évidemment l’assuré.
Est-il encore nécessaire de rappeler l’utilité d’un si bel outil pour le souscripteur lui-même ? Il pourrait bien sûr, en opérant des rachats, utiliser les capitaux placés au regard de ses besoins, et c’est là l’essentiel dans un premier temps.
Il aurait aussi le privilège de désigner les bénéficiaires des capitaux pour le cas de son décès, capitaux dont on sait qu’ils « ne font pas partie de la succession de l’assuré »[2] (C. ass., art. L 132-12).
La magie de la stipulation pour autrui pourrait néanmoins faire des malheureux, et ici tout particulièrement. En effet, les titulaires de la créance de restitution risqueraient se heurter à un actif successoral insuffisant pour que la dette soit réglée en intégralité, alors que les capitaux emprunteraient impunément la voie bénéficiaire.
Connexion réussie, fiscalité chamboulée
Que faire alors pour éviter la chose ? Désigner le ou les nus-propriétaires comme bénéficiaire(s) à titre onéreux à hauteur de la créance de restitution, comme l’a suggéré le Doyen Aulagnier.
Les conséquences ? Outre assurer autant que faire se peut le remboursement promis, ce qui constitue un effort louable, cette solution modifie sensiblement la fiscalité applicable.
Ainsi, les capitaux versés à titre onéreux échapperont à la fiscalité de l’assurance vie (CGI, art. 757 B et/ou 990 I) ; en contrepartie, la dette de restitution, éteinte par le versement des capitaux de l’assurance vie, ne viendra plus réduire la base soumise aux droits de succession.
Ajoutons que, pour le cas – probable – où les comptes ne seraient pas bons, nous retrouverions une taxation plus traditionnelle en sus : retour à la fiscalité bénéficiaire évoquée précédemment sur les capitaux qui, au-delà du montant remis au titre de la créance de restitution, seraient transmis à titre gratuit ; prise en compte, en qualité de passif successoral déductible, de la quote-part non remboursée par l’assurance dans la créance de restitution (sous réserve des habituelles précautions destinées à en assurer la déductibilité, et notamment son enregistrement à l’origine).
Nous rejoignons le Doyen Aulagnier sur ce point : l’administration fiscale ne trouvera là rien à redire ; elle a d’ailleurs elle-même produit à l’occasion l’argument d’une désignation onéreuse, mais nous y reviendrons.
Elle pourrait même se réjouir de ce choix pour deux raisons. La première tient au fait que les prélèvements évités sur la voie bénéficiaire pourraient être plus que compensés par une taxation supérieure de la succession. Rien de décisif encore, à mon sens.
Excès de frilosité ?
La seconde raison m’apparaît plus profonde, et devrait inquiéter ceux qui, parmi les inquiets, se rassurent aux frais de leurs clients.
D’aucuns proposeront la désignation à titre onéreux en toute bonne foi, par souci d’assurer l’efficacité du démembrement jusqu’à son dénouement. D’autres, en revanche, le feront par un excès de frilosité qui pourrait se retourner contre eux.
La fiscalité serait d’évidence plus sympathique encore en bénéficiant à la fois de la prise en compte de la dette de restitution comme passif successoral déductible et de l’avantageuse fiscalité bénéficiaire pour les capitaux versés.
Pour ne citer que l’exemple le plus frappant, évoquons l’opportunité d’un abattement de 152 500 € par bénéficiaire lorsque le quasi-usufruitier n’a pas encore 70 ans (CGI, art. 990 I). La désignation onéreuse ferait manquer cette opportunité et augmenter la masse taxable aux droits de succession.
Il conviendra bien sûr de mesurer le gain fiscal au cas par cas, avec en corollaire la crainte d’une réaction de l’administration : peu de bénéfice, peu de risque ; sinon, l’enjeu pourrait, à tort ou à raison, entraîner réaction.
Aussitôt vient la question qui tourmente nombre de conseillers : avec deux avantages pour une même opération, la solution ne serait-elle pas abusive, a minima pour le cas où les bénéficiaires officiellement désignés à titre gratuit sont également les titulaires de la créance de restitution ?
Préciser la question pour nuancer la réponse
C’est sans doute évident, mais commençons par là : pris isolément, chacun de ces avantages (utilisation de l’assurance vie, d’une part, et du démembrement, d’autre part) ne souffre contestation qu’à l’extrême marge – dans les deux cas, pour des opérations très tardives essentiellement.
Et leur cumul, alors ? Existe-t-il la moindre disposition qui l’interdirait, voire même le soumettrait à l’épreuve de quelque présomption défavorable (pratique courante en matière de démembrement, au fiscal comme au civil) ?
Rien de tel. Aucun texte n’aborde la question. La doctrine fiscale, pas davantage. Et pour cause : il s’agit ni plus ni moins que du droit fondamental du quasi-usufruitier à utiliser les fonds soumis à son usufruit comme un plein propriétaire.
Reste à savoir si la charge de rendre qui pèse sur lui impose la désignation bénéficiaire onéreuse. Ici encore, loi et doctrine sont muettes. La jurisprudence, peu fournie, a néanmoins dessiné les contours d’une position de bon sens, nous y reviendrons.
Enfin persiste la question d’un éventuel abus de droit. Peut-on jamais l’écarter complètement ? Sans doute pas, mais elle reste aux marges. Or il s’agit ici précisément de ne pas confondre principe et exception.
Venons-en maintenant à la maigre jurisprudence.
Option à envisager ou impérieuse nécessité ?
Une cour d’appel a ainsi été confrontée à la question (CA Douai, 12 mai 2016, n° 15/03664), et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle n’a pas goûté la position de l’administration.
Cette dernière, pour faire court, refusait la déduction, dans la succession de la veuve, d’une partie de la dette de restitution trouvant son origine dans la succession du mari. Dans le collimateur, les ex-fonds communs dont la veuve était usufruitière pour les 3/8es, avec un enjeu de 57 000 € de base taxable environ. Le prétexte invoqué : la souscription de contrats d’assurance vie au moyen de ces deniers et la désignation du nu-propriétaire et héritier comme bénéficiaire, avec le dénouement du contrat, avaient éteint la dette.
En première instance (TGI Lille) comme en appel, l’argument n’a pas porté : « le choix de la manière dont l’usufruitier utilise les fonds dont il a la disposition est indifférent au principe même de la dette de restitution ». Liberté, liberté chérie, réaffirmée au passage, et dont on notera qu’elle permettrait parfaitement la désignation d’autres bénéficiaires.
En complément, il est précisé que « la désignation de son héritier comme bénéficiaire des contrats ne constitue pas un moyen de paiement anticipée de la dette de l’usufruitier, étant observé que les sommes acquises par le bénéficiaire d’une assurance vie font l’objet d’une imposition propre » (CGI, art. 757 B en l’occurrence). Un autre chemin, avec sa fiscalité propre, qui ne peut, a priori et sans stipulation particulière dans la clause, être considéré comme onéreux.
Les deniers utilisés par la veuve pour la souscription des contrats d’assurance vie « n’ont pas été conservés par l’usufruitier ni rendus au nu-propriétaire » et « constituent donc une dette de restitution », déductible pour déterminer la base soumise aux droits de succession.
Répétons-le, la question de l’abus de droit n’a pas été abordée. Elle ne saurait cependant être décisive, dès lors évidemment que l’opération s’appuiera sur une logique autre que fiscale affirmée, ce à quoi le conseiller proposant l’assurance vie doit déjà veiller – et ce qu’il doit clairement exposer à ses clients dans le cadre de sa mission.
Un jour peut-être…
Il semble donc qu’à l’heure actuelle chacun des avantages soit légitime et que leur cumul ne puisse cesser de l’être qu’en cas d’abus. Les choses resteront-elles en l’état ? Nul ne le sait.
Dans une note récente intitulée « Repenser l’héritage », le Conseil d’Analyse Economique (CAE) a par exemple proposé tout à la fois de procéder à l’« intégration de l’assurance-vie au barème général des DMTG » (affirmant même que « sa rétroactivité est possible dès lors que le motif d’intérêt général est démontré ») et de « taxer la réunion de l’usufruit et de la nue-propriété au décès du donateur » – le Doyen Aulagnier goûtera particulièrement l’expression, juridiquement inexacte.
Essayons d’être plus constructifs, dans le contexte actuel et sans présumer de ses possibles évolutions.
Des solutions et des perspectives
Revenons d’abord sur la désignation à titre onéreux du nu-propriétaire, titulaire de la créance de restitution en présence d’un quasi-usufruit.
Si elle est considérée comme utile, voire nécessaire, pour assurer la sécurité du nu-propriétaire, elle pourrait même être imposée par celui qui dispose (par donation, testament ou clause bénéficiaire).
D’autres solutions pourraient également être explorées, en dosant par exemple entre quasi-usufruit « augmenté »[3] et quasi-usufruit « contrarié »[4] via testament et/ou clause(s) bénéficiaire(s), au regard des équilibres spécifiques à trouver[5]. Pour réussir à ménager les intérêts de chacune des parties, au travers d’une forme de diversification juridique tout aussi utile, sinon nécessaire, que la diversification financière.