L’imputation des droits conventionnels du conjoint survivant sur ses droits légaux

Eclairage du 26 janvier 2024 - N°496

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Les faits de l’arrêt. Dans une décision du 17 janvier dernier1, la Cour de cassation a eu l’occasion de rappeler la méthodologie applicable à l’imputation d’une libéralité consentie au conjoint sur ses droits légaux.

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Dans cette affaire, un homme décéda en 2010 en laissant pour lui succéder son épouse, deux enfants communs et un enfant issu d’une première union. Il avait institué le conjoint survivant légataire de la pleine propriété de liquidités et valeurs mobilières et légataire de l’usufruit des meubles et immeubles composant la succession. Un notaire procéda au partage de la succession en 2020, mais le fils issu du premier mariage du défunt assigna le professionnel pour avoir manqué à son obligation d’information et de conseil. Il lui reprochait plusieurs erreurs liquidatives. La Cour d’appel donna raison au notaire, mais l’arrêt est cassé sur le pourvoi du fils au visa des articles 757 et 758-6 du Code civil.

Selon la Cour de cassation :

« 9. Aux termes du premier de ces textes, si l’époux prédécédé laisse des enfants ou descendants, le conjoint survivant recueille, à son choix, l’usufruit de la totalité des biens existants ou la propriété du quart des biens lorsque tous les enfants sont issus des deux époux et la propriété du quart en présence d’un ou plusieurs enfants qui ne sont pas issus des deux époux.

10. Le second dispose :

« Les libéralités reçues du défunt par le conjoint survivant s’imputent sur les droits de celui-ci dans la succession. Lorsque les libéralités ainsi reçues sont inférieures aux droits définis aux articles 757 et 757-1, le conjoint survivant peut en réclamer le complément, sans jamais recevoir une portion des biens supérieure à la quotité définie à l’article 1094-1. »

11. Pour dire M. [N] mal fondé en son action en responsabilité, l’arrêt retient que les droits successoraux de Mme [M] se cumulent avec les libéralités qu'[S] [N] lui a consenties selon les dispositions de l’article 758-6 du code civil et que, par application combinée des articles 757 et 1094-1 du même code, celle-ci bénéficie, outre du quart en pleine propriété de la succession, de l’usufruit des trois quarts, au titre de la quotité disponible spéciale au profit du conjoint survivant. Il en déduit que les droits de M. [N] dans la succession de son père étaient de la nue-propriété du quart et qu’ayant reçu du partage des droits d’une valeur supérieure, celui-ci ne justifie d’aucune perte de chance de refuser le partage proposé et de négocier un partage plus avantageux.

12. En statuant ainsi, alors que pour la détermination des droits successoraux du conjoint survivant, en vue de faire une exacte appréciation de l’existence de la perte de chance, les legs consentis à Mme [M] devaient d’abord, non pas se cumuler, mais s’imputer en intégralité sur les droits légaux de celle-ci, de sorte qu’il y avait lieu de calculer la valeur totale de ces legs, en ajoutant à la valeur des droits légués en propriété celle, convertie en capital, des droits légués en usufruit, et de comparer le montant ainsi obtenu à la valeur de la propriété du quart des biens calculée selon les modalités prévues à l’article 758-5 du code civil, la cour d’appel a violé les textes susvisés ».

Méthodologie applicable. Cette décision constitue donc l’occasion de revenir sur les principes applicables à la liquidation d’une succession en présence d’une libéralité consentie au conjoint survivant.

La Cour de cassation considère ainsi que l’imputation d’une libéralité en usufruit consentie au conjoint survivant s’impute en valeur sur les droits légaux quand ils ne sont pas de même nature (II). Cette étape ne peut néanmoins être réalisée qu’après imputation de la libéralité sur la quotité disponible spéciale entre époux (I). Des exemples pratiques permettront de mieux cerner les développements (III).

I – Première étape : l’imputation de la libéralité entre époux sur la quotité disponible spéciale

Ouverture de la quotité disponible spéciale entre époux (QDS). Les libéralités entre époux sont fréquentes en pratique. Pourtant, elles peuvent rendre la liquidation de la succession complexe comme le démontre l’arrêt commenté. En effet, lorsqu’un époux consent une libéralité à son conjoint, celle-ci s’impute sur la QDS, définie en présence de descendants communs ou non à l’article 1094-1 du Code civil2. Par conséquent, toute libéralité entre époux quelle que soit sa nature s’impute sur la QDS3, laquelle comprend trois branches :

  • L’usufruit de la succession ;
  • Un quart en pleine propriété et trois quarts en usufruit de la succession ;
  • Et la quotité disponible ordinaire en pleine propriété.

Cette QDS se détermine sur la masse de calcul définie à l’article 922 du code civil, soit sur une masse comprenant les biens existants nets de passif auxquels sont réunies les donations entre vifs4.

Imputation de la libéralité entre époux sur la QDS. Se pose ensuite la question de l’imputation de la libéralité consentie au conjoint. En la matière, lorsqu’elle porte sur des droits démembrés, cette imputation ne peut avoir lieu qu’en assiette et certainement pas en valeur5.

En pratique, quand une donation de biens à venir a été consentie, le choix entre l’une des quotités est généralement délégué par le disposant à son conjoint.

En revanche, lorsque la libéralité est à titre particulier, on considère que le secteur d’imputation a été imposé implicitement par le disposant6. Il en résulte que :

  • les libéralités en usufruit consenties au conjoint survivant s’imputent sur l’usufruit de la réserve héréditaire et subsidiairement sur l’usufruit de la quotité disponible ordinaire ;
  • les libéralités en pleine propriété consenties au conjoint survivant s’imputent sur la quotité disponible ordinaire et subsidiairement sur l’usufruit de la réserve héréditaire, de sorte qu’elles sont réductibles pour la valeur de la nue-propriété.

Quand une libéralité en pleine propriété est consentie au conjoint survivant en présence d’enfants non communs, alors qu’elle excède la quotité disponible ordinaire, il en résulte deux conséquence pratiques : d’une part, cette libéralité est réductible en valeur pour l’excédent ; et, d’autre part, le conjoint ne peut pas prétendre à son quart légal en pleine propriété dans la mesure où celui-ci ne peut porter que sur le disponible ordinaire.

II – Seconde étape : l’imputation de la libéralité entre époux sur les droits légaux du conjoint

Principes applicables. Dès lors que la quotité disponible spéciale entre époux n’est pas excédée, le liquidateur doit imputer la libéralité entre époux sur ses droits légaux, par application de l’article 758-6 du code civil.

En présence d’une libéralité entre époux, deux situations peuvent se présenter :

  • soit le montant des droits conventionnels est inférieur aux droits légaux, auquel cas le conjoint survivant a droit au complément ;
  • soit le montant des droits conventionnels est supérieur au montant des droits légaux, auquel cas le conjoint peut conserver sa vocation conventionnelle dans la limite de la QDS.

Dans tous les cas, le conjoint survivant ne peut jamais recevoir plus que la QDS7. Par conséquent, les descendants ont toujours droit au minimum à la valeur de la nue-propriété de la réserve héréditaire, puisque le conjoint peut bénéficier de l’usufruit de celle-ci.

La jurisprudence récente a permis de rappeler le champ d’application des libéralités concernées. En effet, selon l’article 758-6 du Code civil, toutes les libéralités consenties au conjoint (donations entre vifs, donations de biens à venir ou legs) s’imputent sur ses droits légaux.

Pour la Cour de cassation, il s’agit d’un « rapport spécial en moins prenant »8. Ce rapport est particulier car il présente plusieurs différences avec le rapport des libéralités en avancement de part dans la masse à partager9 :

  • Premièrement, ce rapport spécial s’opère sur des valeurs évaluées au jour du décès et non au jour du partage ;
  • Deuxièmement, s’il excède les droits légaux du conjoint, celui-ci ne restitue rien à la masse à partager ;
  • Troisièmement, le conjoint est débiteur d’un rapport en moins prenant portant sur les libéralités reçues du défunt, mais il ne bénéficie pas du rapport des libéralités en avancement de part successorale reçues par les descendants10.

Se pose ensuite la question de savoir si cette imputation sur les droits légaux est impérative. En effet, cette problématique agite encore la doctrine et l’arrêt du 17 janvier dernier ne permet pas de régler cette question11.

L’imputation sur les droits légaux du conjoint suppose de distinguer l’hypothèse où il opte pour le quart en pleine propriété de celle où il opte pour l’usufruit des biens existants.

Option pour le quart en pleine propriété. Lorsque le conjoint opte pour le quart légal en pleine propriété, généralement en raison de la présence d’un enfant non commun, les libéralités qui lui ont été consenties doivent figurer au sein de la masse de calcul, déterminée par l’application du premier alinéa de l’article 758-5 du Code civil, sans toutefois être soustraites à la masse d’exercice visée par le second alinéa de ce même article12. Cette solution est justifiée par la lettre de l’article 758-6 du Code civil qui prévoit une imputation des droits conventionnels sur les droits légaux13.

Toutefois, se pose alors la question de l’imputation de droits de nature différente. Dans l’arrêt commenté, le conjoint avait reçu un legs à titre particulier en pleine propriété et un legs en usufruit d’autres biens. Si l’imputation du premier sur le quart légal en pleine propriété ne soulève aucune difficulté, comment procéder à l’imputation du second ?

Dans le droit successoral applicable avant l’entrée en vigueur de la loi du 3 décembre 2001, la Cour de cassation avait considéré qu’il convenait de convertir en valeur des droits conventionnels et les droits légaux lorsqu’ils n’ont pas la même nature14. La Haute juridiction adopte la même logique ici puisqu’elle reproche à la Cour d’appel de ne pas avoir converti en capital les droits en usufruit légués pour l’imputation. On ne peut qu’approuver une telle décision, d’autant plus que ce procédé est celui appliqué par la pratique notariale.

Option pour l’usufruit légal. Lorsque le conjoint opte pour l’usufruit légal de la succession, et bien que la question soit discutée, il nous semble que l’imputation de la libéralité sur cet usufruit n’a pas lieu d’être. Ainsi que l’expose le Professeur Vareille15, l’usufruit légal a pour assiette les seuls biens existants de la succession, de sorte que procéder à l’imputation de la libéralité sur l’usufruit de ces derniers a pour effet de réduire à néant l’avantage octroyé par la libéralité. Dès lors, il conviendrait de cumuler la vocation légale en usufruit avec les libéralités entre époux sans que l’ensemble ne puisse excéder la QDS.

Que faire en pratique ? En pratique16, lorsque le disposant souhaite limiter la vocation du conjoint à la seule libéralité qu’il lui consent, le notaire lui conseillera de le priver de ses droits légaux par testament17. Cette solution est généralement préconisée lorsque le défunt laisse un enfant non commun car elle permet d’exclure toute indivision entre le conjoint survivant et ses descendants. A l’inverse, si les enfants du défunt sont communs, le recours à une donation de biens à venir entre époux présente un intérêt, notamment lorsque le survivant a été gratifié d’un usufruit successif. De la sorte, il est certain de bénéficier de l’usufruit de toute la succession sans que se pose la question de l’imputation de cet usufruit successif sur l’usufruit légal18.

III – Cas pratiques

Exemple n° 1 :

Le défunt laisse son conjoint bénéficiaire d’une donation de biens à venir entre époux portant sur l’usufruit de la succession, ainsi qu’Arnaud, son fils issu d’un premier lit. L’usufruit est évalué à 20 % de la pleine propriété.

Les biens existant au décès ont une valeur de 1 000 000 €. Le défunt n’a consenti aucune autre libéralité.

Masse de calcul (C. civ., art. 922) : 1 000 000 € ; soit une réserve héréditaire de 500 000 € et une quotité disponible de 500 000 €

Imputation de la donation de biens à venir sur la QDS (C. civ., art. 1094-1) : la libéralité en usufruit s’impute sur l’usufruit de la réserve puis l’usufruit de la quotité disponible. Elle n’est pas réductible.

Détermination du quart légal en pleine propriété (C. civ., art. 758-5)

Masse de calcul : 1 000 000 € (soit : les biens existants en ce compris l’usufruit donné au conjoint) ; soit un quart légal théorique de 250 000 €.

Masse d’exercice : 500 000 € (soit : la masse de calcul, sous déduction de la réserve et de la fraction des libéralités en avancement de part s’imputant sur la quotité disponible)

Imputation des droits conventionnels sur les droits légaux (C. civ., art. 758-6) : le conjoint peut prétendre à 50 000 € en pleine propriété (soit : 250 000 – 20 % x 1 000 000), en sus de l’usufruit de tous les autres biens. Arnaud peut prétendre à 950 000 € en nue-propriété.

Une indivision se crée alors sur la nue-propriété à hauteur de 19/20e pour Arnaud et 1/20e pour le conjoint.

Exemple n° 2 :

Le défunt laisse son conjoint bénéficiaire d’un legs portant sur l’usufruit de la succession et le privant de ses droits légaux, ainsi qu’Arnaud, son fils issu d’un premier lit. L’usufruit est évalué à 20 % de la pleine propriété.

Les biens existant au décès ont une valeur de 1 000 000 €. Le défunt n’a consenti aucune autre libéralité.

Masse de calcul (C. civ., art. 922) : 1 000 000 € ; soit une réserve de 500 000 € et une quotité disponible de 500 000 €

Imputation du legs sur la QDS (C. civ., art. 1094-1) : le legs en usufruit s’impute sur l’usufruit de la réserve puis l’usufruit de la quotité disponible. Il n’est pas réductible.

Le conjoint peut prétendre au seul usufruit de la succession, la nue-propriété étant dévolue à Arnaud.

  • [1] Cass. 1re civ., 17 janv. 2024, n° 21-20.520
  • [2] M. Grimaldi, Droit des successions, 8e éd., LexisNexis, 2020, spéc. n° 329
  • [3] D. Epailly, JCl. Notarial Formulaire, v° Quotité disponible et réserve, Fasc. 80 : quotité disponible spéciale, 2019, spéc. n° 87
  • [4] V. B. Vareille, « Mise en garde sur la liquidation des donations au dernier vivant », Defrénois 2015, n° 17, p. 869.
  • [5] V. B. Vareille, « La quotité disponible spéciale entre époux », JCP N 2018, n° 42, 1319, spéc. n° 8.
  • [6] M. Grimaldi, Droit des successions, déjà cité, n° 333.
  • [7] Pour un rappel du principe, Cass. 1re civ., 25 oct. 2017, n° 17-10.644, JCP N 2017, n° 49, 1333, note Fr. Sauvage ; Defrénois 2018, n° 17, p. 34, obs. A. Chamoulaud-Trapiers ; JCP N 2018, n° 28, 1245, note D. Epailly ; RTD civ. 2018, p. 188, obs. M. Grimaldi
  • [8] Cass. 1re civ., 12 janv. 2022, n° 19-25.158 et Cass. 1re civ., 12 janv. 2022, n° 20-12.232, JCP N 2022, n° 25, 1183, note H. Mazeron-Gabriel ; Defrénois 2022, n° 10, p. 34, note B. Vareille ; Defrénois 2023, n° 35, p. 17, note H. Leyrat
  • [9] B. Vareille, « Réflexions sur l’imputation en droit des successions », RTD civ. 2009, p. 1, spéc. n° 21.
  • [10] B. Vareille, « Réflexions sur l’imputation en droit des successions », déjà cité, spéc. n° 21. V. également : P. Catala et L. Leveneur, JCl. Code civil, v° art. 757 à 767, Fasc. 10 : Successions – droits du conjoint successible, 2021, spéc. n° 84
  • [11] Sur ce sujet, V. Zalewski, « L’imputation des libéralités faites au conjoint survivant sur ses droits légaux : un retour au droit antérieur à la loi du 3 décembre 2001 », Defrénois 2007, n° 17, p. 1184 ; B. Vareille, « Réflexions sur l’imputation en droit des successions », déjà cité, spéc. n° 19 ; P. Catala et L. Leveneur, JCl. Code civil, v° art. 757 à 767, Fasc. 10, déjà cité, spéc. n° 84 ; M. Grimaldi, Droit des successions, déjà cité, spéc. n° 194 ; S. Ferré-André, « Le rapport à succession et le conjoint survivant », JCP N 2018, n° 42, 1322, spéc. n° 40 et s.
  • [12] On pourrait également admettre que les libéralités consenties au conjoint sont soustraites de la masse de calcul pour leur fraction s’étant imputée sur la quotité disponible (H. Mazeron-Gabriel et B. Vareille, « Le rapport spécial du conjoint gratifié n’est pas un rapport », SNH 2022, n° 17, inf. 11).
  • [13] M. Grimaldi, Droit des successions, déjà cité, spéc. n° 186
  • [14] Cass. 1re civ., 6 févr. 2001, n° 99-10.845, RTD civ. 2001, p. 637, obs. J. Patarin.
  • [15] B. Vareille, « Réflexions sur l’imputation en droit des successions », déjà cité, n° 27.
  • [16] Sur la question, H. Leyrat, Usufruit, gestion de patrimoine et pratique notariale, préf. J. Aulagnier, Lextenso 2023, n° 411 et s.
  • [17] Une donation au dernier vivant ne peut comporter une clause privant le survivant de ses droits légaux (v. Rép. Min. Bocquet, JOAN 11 avr. 2006, p. 3999, Defrénois 2006, n° 18, p. 1359, note B. Vareille).
  • [18] V. H. Leyrat, « De l’intérêt de conseiller une donation entre époux à l’occasion de la stipulation d’un usufruit successif », Defrénois 2020, n° 51-52, p. 25.
Droit civil
Henri Leyrat

Henri Leyrat

Docteur en Droit Préivé - HDR - Diplômé Notaire