La cession de titres à prix minoré fait l’objet d’une jurisprudence abondante. Cette minoration peut être caractérisée dès lors qu’il existe un écart manifestement excessif entre le prix de cession d’un élément de l’actif et sa valeur vénale. Dès lors, cette opération peut revêtir la forme d’un acte anormal de gestion si la société cédante s’est appauvrie à des fins étrangères à son intérêt. Comme l’a indiqué le Conseil d’Etat par le passé (Conseil d’État, 3ème, 8ème, 9ème et 10ème chambres réunies, 21 déc. 2018, n°402006 ; Conseil d’État, 8ème – 3ème chambres réunies, 11 mars 2022, n°453016), il appartiendra au contribuable d’apporter par tous moyens la preuve que :
- Cet appauvrissement a été décidé dans l’intérêt de l’entreprise,
- La minoration du prix de cession était nécessaire,
- Cette diminution du prix lui a permis d’en tirer une quelconque contrepartie.
Ainsi, lorsque le caractère d’acte anormal est retenu et l’intention libérale du cédant présumée, l’avantage ainsi consenti est requalifié en libéralité.
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Dans cette affaire, le Conseil d’Etat (Conseil d’État, 9ème – 10ème chambres réunies, 07 avr. 2023, n°466247) revient sur le caractère anormal que peut revêtir cette minoration en s’appuyant sur une analyse stricte du contexte et de l’environnement dans lequel se déroule la cession.
Dans les faits, le litige porte sur une cession intra-groupe, groupe au demeurant fiscalement intégré. Au cas d’espèce, une société avait cédé à une autre filiale du groupe les titres non cotés d’une entreprise de leasing. La société cédante fait l’objet d’une vérification comptable sur la période concernée par la cession. L ’Administration fiscale pointe du doigt le caractère faible du prix de vente estimé par les parties eu égard à la valeur de marché des titres. Ainsi, elle requiert que l’écart manifestement insuffisant du prix soit requalifié en libéralité et en tant que telle rajoutée aux résultats de la société contrôlée.
Au cas d’espèce, pour évaluer la valeur vénale des titres cédés, l’Administration s’est appuyée sur la méthode patrimoniale ou mathématique. Cette méthode d’évaluation faisait ressortir un écart de 14,1% avec le prix de cession effectivement réglé entre les parties.
Le litige a fait l’objet d’un long contentieux si bien que le Conseil d’Etat saisi lors d’un second pourvoi a réglé l’affaire au fond. La société requérante a d’abord critiqué la méthode d’évaluation retenue par l’Administration avant de demander la prise en compte de diverses décotes dans cette évaluation : décotes pour tenir compte d’une charge fiscale et d’une fiscalité latente, décote pour absence de garantie de passif, décote pour illiquidité… Sur le règlement au fond, voici la réponse apportée par le Conseil d’Etat :
« 8. Il résulte de l’instruction que pour estimer à 71 123 915 euros la valeur réelle des titres de la société SLD cédés par la société CALF à une autre filiale du groupe le 26 octobre 2010, l’administration fiscale s’est exclusivement fondée, eu égard à la situation particulière de la société SLD qui était, depuis 2008, en cessation progressive d’activité et dont il n’est pas contesté que l’actif net, d’un montant total de 69 151 035 euros au 31 octobre 2010, était composé de trésorerie ou équivalent à hauteur de 68 478 000 euros, sur la méthode d’évaluation dite patrimoniale ou mathématique. Dans ces circonstances particulières, l’administration pouvait valablement recourir, pour déterminer la valeur des titres de cette société, à cette seule méthode d’évaluation, par addition des éléments de l’actif net de la société SLD. Par suite, c’est à tort que le tribunal administratif de Montreuil a jugé que l’administration fiscale n’établissait pas que le seul recours à la méthode patrimoniale aurait reflété la valeur vénale des titres de la société SLD.
9. Il appartient au Conseil d’Etat, saisi de l’ensemble du litige par l’effet dévolutif de l’appel, d’examiner les autres moyens soulevés par la société Crédit Agricole devant le tribunal administratif et la cour administrative d’appel de Versailles.
10. La société Crédit Agricole qui ne conteste pas, dans ses dernières écritures, le recours à la méthode patrimoniale soutient toutefois, en se prévalant d’un rapport d’évaluation établi à sa demande par un expert, que plusieurs décotes doivent être appliquées à l’évaluation des titres cédés retenue par l’administration fiscale.
11. En premier lieu, il ressort des termes de cette expertise, que fin octobre 2010, sur les 179 véhicules détenus par la société SLD, 57 étaient amortis à 100 % et 122 à 71 % et que l’âge moyen de ces 122 véhicules est de 3,67 ans. Il résulte de l’instruction que pour procéder à l’évaluation des titres cédés, le vérificateur a pris en compte la valeur nette comptable de ce parc de véhicules au 31 octobre 2010, pour un montant non contesté de 704 000 euros. Dans ces conditions, il n’y a pas lieu de réduire le prix de cession estimé par l’administration par l’application d’une décote à hauteur de la valeur nette comptable de ce parc.
12. En deuxième lieu, si la société Crédit Agricole revendique le bénéfice d’une décote afin de tenir compte de la charge fiscale dont la société cessionnaire devrait s’acquitter pour appréhender la trésorerie de la société SLD, il n’y a pas lieu d’admettre une telle décote, eu égard au caractère incertain de cette charge fiscale, l’opération pouvant notamment être réalisée en franchise d’impôt.
13. En troisième lieu, il résulte de l’instruction que la société SLD a progressivement cessé son activité à partir de l’année 2008, se bornant depuis lors à exécuter les contrats de location en cours, la gestion de la flotte de véhicules étant par ailleurs déléguée à une autre société interne à la société Crédit Agricole. Dans ces conditions, le risque d’apparition d’un passif postérieurement à la date de cession des titres en octobre 2010 était quasi nul. Par suite, il n’y a pas lieu d’admettre de décote pour absence de garantie de passif.
14. En quatrième lieu, il résulte de l’instruction que la décote de 0,5 % sollicitée par la société Crédit Agricole pour tenir compte de la fiscalité latente afférente à une réserve latente de 300 000 euros qui résulterait de la différence entre les amortissements financiers et les amortissements fiscaux comptabilisés par la société SLD, est d’un montant supérieur à celui de la réserve latente alléguée. Par suite et faute de justifications suffisantes, il n’y a pas lieu d’admettre cette décote.
15. En cinquième lieu, la décote de 0,5 % dont se prévaut la société Crédit Agricole pour tenir compte des charges futures associées à la liquidation de la société SLD, tenant en particulier à la gestion de la flotte de véhicules, n’est pas assortie des précisions suffisantes permettant d’en apprécier le bien-fondé.
16. Enfin, si la société se prévaut d’une décote pour illiquidité des titres de la société SLD, le rapport d’évaluation établi à sa demande par un expert n’en fait pas état. En tout état de cause, l’application d’une telle décote à la valeur des titres de la société SLD lesquels ont, au demeurant, été cédés dans le cadre d’une cession intragroupe, n’est pas assortie des précisions suffisantes permettant d’en apprécier le bien-fondé.
17. Il résulte de ce qui a été dit aux point 11 à 16 qu’il n’y a pas lieu de réduire le prix de cession des titres de la société SLD tel qu’estimé par le vérificateur par l’application des différentes décotes sollicitées, la part d’aléa susceptible d’affecter l’évaluation contestée étant par ailleurs, dans les circonstances de l’espèce, négligeable.
18. Le prix de cession des titres de la société SLD s’établit par suite à
- 71 123 915 euros et l’écart entre ce prix de cession et le prix convenu entre les parties à
- 10 032 885 euros. Un tel écart de 14,1 % doit être regardé, eu égard à la situation particulière de la société, comme significatif.
19. En l’absence de toute justification de l’existence d’un intérêt pour la société CALF à cette cession à prix minoré, l’administration doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de cette minoration et de l’existence d’une libéralité imposable selon le régime de droit commun, faisant obstacle à l’application, sollicitée par la société à titre subsidiaire, du régime des plus-values de cession d’actions à long terme. »
Avis de l’AUREP :
En pratique et au regard de plusieurs décisions, un principe s’était assez illusoirement dégagé selon lequel un écart de prix « significatif » par rapport à la valeur vénale pouvait être caractérisé au-delà de 20%.
Le Conseil d’Etat met fin à cette idée en mettant en exergue le fait qu’il ne saurait être retenu un quelconque seuil en dessous duquel il pourrait se dégager un principe d’écart de prix significatif et caractériser en tant que tel un acte anormal de gestion.
En effet, comme l’illustre parfaitement cette décision, la définition d’un écart manifestement excessif entre le prix de cession d’un élément de l’actif et sa valeur vénale s’apprécie au cas par cas, en fonction des circonstances et relève de l’appréciation souveraine du juge.
Au cas d’espèce, le fait que l’activité de la société cédée était en sommeil depuis plusieurs années a justifié le recours à la seule méthode d’évaluation patrimoniale des titres. Le juge a considéré que la méthode de productivité était compte tenu du contexte et du caractère unique de la société cédée, inapplicable et qu’il ne pouvait être fait recours à une méthode par comparaison. De surcroît, les différentes décotes requises ont toutes été écartées et, conformément à sa jurisprudence, la Haute juridiction a rejeté la demande d’application du régime des plus-values de cession d’actions à long terme.
De manière générale, il est important de mesurer les conséquences fiscales engendrées par la qualification d’une minoration du prix cession en libéralité. Cette dernière impliquera probablement une double taxation. En premier lieu, pour l’acquéreur, le premier schéma consisterait en la correction de la valeur comptabilisée des titres acquis en y substituant leur valeur vénale ce qui impliquerait une variation de son actif net. Cette variation représentative de la libéralité, serait imposée au taux d’impôt sur les sociétés (IS) de droit commun (art. 38, 2 du CGI). Autre possibilité, la libéralité pourrait revêtir le caractère d’un avantage occulte assimilé sur le plan fiscal à une distribution de bénéfices et donc taxable à l’IS (art. 111, c du CGI). En second lieu, pour la société cédante, l’écart de prix sera réintégré dans ses résultats et de ce fait taxé au taux d’IS applicable. L’application d’intérêts de retard et de pénalités pourra également être sollicitée.