Insuffisance de prix et donation

Eclairage du 25 avril 2025 - N°541

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Rodion Kutsaiev Pour Unsplash+

Un avis du Comité de l’abus de droit fiscal présente un grand intérêt en ce qu’il se prononce sur une insuffisance de prix intervenue lors de la cession d’une nue-propriété (séance n° 2/2024, aff. n° 2024-12). Dans cette affaire, une dame âgée de 80 ans avait cédé à une SCI la nue-propriété d’une villa entourée de dépendances comprenant notamment une piscine et qui constituait jusqu’alors sa résidence secondaire.

La vente était conclue au prix de 1 190 000 € payé le jour de la vente La SCI était dirigée par le fils de la venderesse qui détenait la quasi-totalité du capital. Les statuts de la société avaient été aménagés pour inclure la possibilité d’une mise à la disposition de la villa au profit des associés.

Cette SCI ne déposait aucune déclaration auprès de l’administration fiscale en foi de quoi cette dernière pouvait conclure qu’elle ne réalisait pas de revenus.

L’administration procédait alors à un contrôle fiscal au terme duquel elle contestait la valeur vénale du bien objet du démembrement. A l’appui de sa prétention, elle produisait quatre termes de comparaison consistant en des biens qu’elle considérait comme comparables et proposait un prix de 3 832 950 €, soit une valeur de la nue-propriété de 2 683 065 €. On remarque à cet endroit que les termes de comparaison portaient sur la valeur en pleine propriété alors que la cession portait seulement sur la nue-propriété du bien. L’erreur serait ici de croire que l’administration aurait dû rechercher des termes de comparaison portant sur des cessions de nues-propriétés. Elle aurait évidemment bien du mal à en trouver. On a souvent entendu dire que la martingale reposant sur une cession d’un droit démembré était imparable parce qu’aucun terme de comparaison ne pourrait être produit. L’erreur est ici de taille. En effet, dans une circonstance comme celle-là, la valorisation des droits démembrés repose sur le calcul économique cher au Doyen Aulagnier.

Et le premier élément, base de ce calcul, est la valeur de la pleine propriété. Il suffit par conséquent à l’administration de rétablir la véritable valeur vénale réelle du bien qui sert alors de base au calcul économique des droits démembrés pour contester valablement la valeur attribuée à l’un des droits démembrés lors de la cession. On avait au demeurant rappelé ce principe dès 2003 (Stratégie d’immobilier d’entreprise fondées sur la transmission de la nue-propriété, JCP 2003, E. n° 30, 24 juillet 2003)

Revenons maintenant cette fois au plan procédural. La rectification administrative était, a priori, curieusement fondée sur l’abus de droit de l’article L. 64 du LPF. L‘étonnement tient au fait que, classiquement, une contestation de d’une valeur vénale, au demeurant assez fréquente, relève de la procédure de rectification contradictoire de l’article L. 55 du LPF. Sur le fondement de l’article L. 17 du LPF, l’administration peut en effet, au regard des droits de mutation, contester par ce moyen procédural toute insuffisance de prix

Ou était donc la subtilité ? C’est simple, l’administration entendait rehausser le prix déclaré en considérant que, compte tenu de la différence abyssale, selon elle, entre le prix déclaré et la valeur réelle, l’opération masquait en vérité une donation déguisée avec charges ce qui justifiait alors la mise en œuvre de la procédure d’abus de droit. La charge était de la sorte constituée par le versement non contesté du prix de vente. Sur le fondement de ces constatations, elle estimait que l’acte de vente ne lui était pas opposable. Il est vrai que les éléments de fait ne plaidaient pas en faveur de la venderesse âgée de 80 ans ; son fils unique, gérant statutaire de la SCI détenait 99,6 % du capital de la SCI ; elle avait déjà consenti à ce dernier une donation d’un terrain attenant à la villa. Elle estimait de la sorte rapporter la preuve de son intention libérale. Il s’agissait donc pour elle d’une donation de la nue-propriété de l’ensemble immobilier d’une valeur vénale de 2 683 065 € avec charge d’un montant de 1 190 000 € constitué par le prix figurant à l’acte. Portant sur le tout, la donation était alors soumise par l’administration au taux de 60 % parce que consentie entre personnes juridiques non parentes, la mère et la SCI.

Se fondant sur la jurisprudence de la Cour de cassation, le comité de l’abus de droit fiscal estima ”qu’en présence d’une donation avec charge, la donation constitue une libéralité pour le tout lorsque la charge stipulée par le donateur a une valeur inférieure à la valeur du bien transmis. “ Le Comité constate que tel était le cas en l’espèce. La valeur de la nue-propriété de l’ensemble immobilier s’élevait ainsi à 2 683 065 € d’où une minoration du prix de vente de 1 493 065 €. Celle-ci représentait donc 55 % par rapport à la valeur vénale portée dans l’acte. Pour lui, la donation avec charges constituait donc bien une libéralité pour le tout dès lors que la charge stipulée dans l’acte, s’élevant à 1 190 000 €, avait une valeur inférieure à la valeur du bien transmis.

Restait tout de même la question de la démonstration de l’intention libérale, fondamentale en la matière. L’âge de la donatrice, les liens d’affection avec son fils son unique héritier, le fait que ce dernier soit le gérant statutaire de la SCI dont il détenait 99,6 %du capital parurent des éléments suffisants au comité pour caractériser cette intention libérale et justifier la mise en œuvre de l’abus de droit.

En vérité, un autre raisonnement aurait pu permettre à l’administration de parvenir à cette taxation. Ainsi, dans un arrêt de principe, la Cour de cassation a estimé que, dans l’hypothèse d’une insuffisance de prix constatée lors d’une cession d’un bien par une société à son associé pour un prix minoré, une donation pouvait être constatée du montant de l’insuffisance pour être soumise aux droits de mutation décomptés au taux de 60 % (Cass. com., 7 mai 2019, n° 17-15.621, Sté Harmonie). La cour considère être en présence d’une donation indirecte de la part de la société et celle-ci peut être constatée sans mise en œuvre de l’abus de droit de l’article L. 64 du LPF.

Dans un autre sens, en présence d’une cession par une société à un associé d’un bien à un prix de faveur, une jurisprudence de la Cour administrative de Paris (2 oct. 2024, n° 23PA00452) a pu juger que, pour la société, cette libéralité constituait un acte anormal de gestion. Dans ces conditions, l’écart avec la valeur réelle du bien doit être réintégrée dans le résultat de la société. Et pour faire le lien avec la décision de la cour de cassation du 7 mai 2019, cette libéralité peut logiquement être soumise aux droits de mutation décomptés au taux de 60 % pour être consentie entre personnes non parentes.

Et l’on ne voit pas pourquoi ce raisonnement ne pourrait pas être appliqué lorsque la libéralité est réalisée dans l’autre sens, par une personne physique au profit d’une société dès lors que l’intention libérale serait démontrée. Attention cependant, dans ces dernières hypothèses, on est en présence d’une donation indirecte dont la rectification relève de la mise en œuvre de la simple procédure contradictoire de l’article L. 55 du LPF, et non d’une procédure d’abus de droit, excluant par conséquent toute application d’une pénalité de 80 %. Du même coup, si l’on reporte cette analyse dans l’affaire ici commentée, dès lors que l’opération avait été réalisée entre la mère et une société civile, un raisonnement de même nature aurait sans doute pu être soutenu.

Néanmoins, pour boucler la boucle en la matière et faire le lien avec l’avis du Comité de l’abus de droit fiscal examiné plus haut, c’est l’énormité de la différence entre les valeurs qui constituait l’élément permettant de conclure à l’existence d’une libéralité avec charges. Mais attention, l’abus de droit lui-même ne pouvait pour autant prospérer qu’après mise en évidence de liens familiaux très étroits de la nature de ceux caractérisant cette affaire.

Mais bien entendu, si elle met en œuvre une procédure contradictoire classique, les termes même qu’elle emploie au soutien de sa rectification ne doivent pas laisser penser qu’au fond, elle remet en cause la réalité de l’acte. La rectification serait alors en effet fondée sur la fictivité des opérations mises en œuvre ou la mise en place d’un montage purement artificiel. Ce faisant, l’administration mettrait alors en œuvre un abus de droit sans le dire clairement, ce que l’on appelle un abus de droit rampant. Le vice de procédure de nature à entrainer l’annulation de la rectification par le juge serait patent. Le contribuable serait en effet privé des garanties propres à la procédure d’abus de droit. Il ne serait notamment pas averti de la possibilité de saisir du Comité de l’abus de droit fiscal.

Point d’attention

Les opérations réalisées entre parents méritent la plus grande attention. L’administration a toujours été prompte à s’y intéresser et il faut bien reconnaître que les contribuables ont tout fait pour cela se produise. On ne compte plus les donations déguisées mais celle mise en œuvre par l’administration sur le fondement d’une donation avec charges est particulièrement originale et son approbation par le Comité de l’abus de droit fiscal doit inciter à la plus grande vigilance.

Et dans le domaine des libéralités, la jurisprudence de la Cour de cassation offre de surcroit un moyen supplémentaire à l’administration pour sanctionner toute insuffisance de prix et la facture peut être salée. Rappelez-vous les conseils à la télé, ne mangez pas trop salé….

Droit fiscal
Pierre FERNOUX

Pierre FERNOUX

Consultant en droit fiscal