À PROPOS D’UN ARRÊT DU 20 NOVEMBRE 2019, CASS.1ÈRE CIV ., N° 16-15867
La requalification du dénouement d’un contrat d’assurance en donation indirecte est le plus souvent envisagée comme moyen de réintroduire dans la masse des biens composant la succession de l’assuré le capital décès et en conséquence de protéger civilement les réservataires pouvant se considérer lésés par un code des assurances qui fait de ce capital un bien qui n’entre pas dans la succession.
Faire du capital décès un « bien successoral », en le qualifiant de donation indirecte, permet sa prise en compte pour déterminer le montant de la réserve et indirectement celui de la quotité disponible. Le bénéficiaire, « donataire » du capital décès, pourra subir la réduction éventuellement demandée par les réservataires dès lors que l’article L 132-12 du Code des assurances qui place hors succession le capital décès ne pourra plus s’appliquer[1], il pourra se voir appliquer le droit commun des libéralités.
[1] C. ass, article L132-12 : « Le capital ou la rente stipulés payables lors du décès de l’assuré à un bénéficiaire déterminé ou à ses héritiers ne font pas partie de la succession de l’assuré. Le bénéficiaire, quelles que soient la forme et la date de sa désignation, est réputé y avoir eu seul droit à partir du jour du contrat, même si son acceptation est postérieure à la mort de l’assuré. »
A – LE CARACTÈRE ILLUSOIRE DU DROIT DE RACHAT : L’INUTILITÉ
Les héritiers réservataires, frustrés par un contournement éventuel de la réserve de la part de l’assuré, agissent en général sur le fondement des primes manifestement exagérées. Pour les juges de la Cour de cassation, l’assurance vie ne pouvant servir de contournement de la réserve, il convient de faire confiance aux « mécanismes proposés par la loi permettant d’assurer aux héritiers une protection suffisante de leurs droits », c’est à dire aux dispositions de l’article L 132-13[1].
Sauf que cette voie s’est avérée peu efficace. Deux raisons : d’une part l’exagération fondée sur l’inutilité du contrat d’assurance pour l’assuré est très rarement constatée, d’autre part lorsqu’elle l’est, elle ne permet que le rapport des primes, au moment de leur paiement et non le rapport du capital décès au moment de son versement[2].
Les héritiers lésés ont recherché et trouvé une autre voie pour agir en tentant d’obtenir du juge que le versement du capital décès soit qualifié de « donation » et soumis alors aux règles ordinaires des libéralités.
À l’origine, cette voie fut défrichée par l’administration fiscale[3] d’une part, par l’administration sociale[4] d’autre part. Ces administrations ne pouvaient pas, pas plus l’une que l’autre, agir sur la voie des primes manifestement exagérées, destinées à protéger exclusivement les seuls héritiers.
Les deux administrations ont mis en avant le « caractère illusoire du droit de rachat » pour identifier dans le dénouement du contrat une donation.
Le fondement de la qualification réside dans l’intention du souscripteur. Le stipulant peut, ne pas ou ne plus, avoir l’intention d’utiliser le contrat pour lui-même. Il a pour préoccupation principale « autrui », ce qui est parfaitement normal pour les contrats de prévoyance décès, mais ne l’est certainement pas pour les contrats de prévoyance vie, dont le caractère « aléatoire » réside dans l’indétermination de l’attributaire : l’assuré s’il exerce en tout ou partie le rachat, le bénéficiaire pour la partie du capital non racheté.
Par quatre arrêts en date du 23 novembre 2004, la Cour de cassation a sauvé (de manière fort peu convaincante à notre goût) l’assurance vie en identifiant dans cette indétermination du bénéficiaire l’aléa recherché[5].
En l’absence d’intention de racheter l’attribution du capital décès serait constitutif d’une donation indirecte, devant supporter les droits de mutation à titre gratuit ou encore pouvant donner lieu à récupération au titre de l’aide sociale.
Il est des circonstances dans lesquelles la désignation bénéficiaire peut révéler la volonté de l’assuré de se dépouiller de manière irrévocable. Son contrat ne lui serait plus véritablement utile. On identifie assez fréquemment cette volonté de dépouillement lors des changements « tardifs » de bénéficiaire[6]. Aux âges élevés de la vie, l’assuré peut ne plus avoir besoin de « piocher » dans son contrat.
Autre circonstance susceptible de caractériser une intention libérable. L’acceptation du bénéficiaire, donnée avec la participation active de l’assuré, dans le respect des formes prévues par la loi du 17 décembre 2007 ayant réformé l’article L 132-9 du code des assurances[7] « …. l’acceptation est faite par un avenant signé de l’entreprise d’assurance, du stipulant et du bénéficiaire…. » est vue comme une renonciation effective au droit de rachat par l’assuré, qui ne peut plus exercer le rachat prévu à l’article L 132-21 sans l’accord du bénéficiaire. Il accepterait ce blocage du droit de rachat parce que le contrat lui serait devenu inutile.
Dans une réponse ministérielle Gaillard[8] de 2013, Madame Taubira, alors Garde des Sceaux a bien confirmé l’existence de ces deux voies de contestation du dénouement de l’assurance vie : « si les héritiers du de cujus bénéficiant de la réserve héréditaire s’estiment lésés dans leurs droits, ils disposent aujourd’hui de deux moyens pour obtenir la prise en compte de l’assurance-vie dans la masse de calcul des droits successoraux que la loi leur garantit ».
Les héritiers réservataires ont parfaitement compris (ou tout au moins leurs défenseurs) que si ces deux voies ont le même fondement : « l’inutilité du contrat pour l’assuré », bien difficile à démontrer, elles n’ont pas le même enjeu. La deuxième voie serait le plus souvent préférable dans la mesure où ce serait le capital décès « donné » qui pourrait être soumis à réduction et non pas les « primes ».
Préférable ne veut pas dire plus aisée à faire aboutir. Nous étions déjà convaincus que le combat des réservataires engagé sur l’une ou l’autre de ces voies était quasiment perdu d’avance[9], nous le sommes encore plus aujourd’hui dans la mesure où les juges de la première chambre civile viennent de rajouter une condition de forme à une éventuelle réduction.
[1] C. ass, article L132-13 : « Le capital ou la rente payables au décès du contractant à un bénéficiaire déterminé ne sont soumis ni aux règles du rapport à succession, ni à celles de la réduction pour atteinte à la réserve des héritiers du contractant.Ces règles ne s’appliquent pas non plus aux sommes versées par le contractant à titre de primes, à moins que celles-ci n’aient été manifestement exagérées eu égard à ses facultés. »
[2] V. Jean Aulagnier, « Assurance vie et exclusion des réservataires – La protection inopérante des primes exagérées », AUREP, Newsletter n° 184, 17 octobre 2014
[3] V. RM Charasse (JOAN, 6 octobre 2003, n° 9967, a précisé que le contrat pourrait dissimuler une donation indirecte ou encore constituer un abus de droit (donation déguisée), sans que cette qualification ait un quelconque rapport avec le montant des capitaux issus du contrat. « Le montant exagéré des primes versées qui doit s’apprécier au regard de la situation patrimoniale du souscripteur ne constitue que l’un des critères permettant au service de la DGI de démontrer l’existence d’une donation indirecte. En effet pour qualifier de donation indirecte le bénéfice d’un contrat d’assurance vie, la jurisprudence et la doctrine s’accordent pour reconnaître que l’administration fiscale doit apporter la preuve au vu des éléments de faits : âge, état de santé, ressources et situation patrimoniale du souscripteur, caractéristiques de l’intention libérale du donateur et de son dessaisissement irrévocable au profit du bénéficiaire ».
[4] V. CE, 19 nov. 2004, n° 254797, CE, 6 févr. 2006, n° 259385. – Cass. 1re civ., 13 mars 2008, no 05-15306, voir également RM Le Nay, n°55445, JOAN 10 mai 2005, p. 4818 : « Il ressort de la jurisprudence de la Commission centrale d’aide sociale que les contrats de cette nature peuvent être, dans certaines conditions, requalifiés en donation et donner lieu à récupération au titre de l’article L. 132-8 du code de l’action sociale et des familles. Selon le cas, les services du conseil général ou de l’état peuvent récupérer au décès du bénéficiaire de l’aide sociale et dans la limite des primes versées par le stipulant du contrat d’assurance vie, les sommes versées au bénéficiaire du contrat, à condition que soit établie l’intention libérale du stipulant au profit du bénéficiaire sous le contrôle du juge de l’aide sociale… ».
[5] Arrêts du 23 novembre 2004, Cass. Ch. Mixte, 23 nov. 2004, n°01-13.592, 01-11.352, 02-17.507, 02-13.673.
[6] Cass. Ch. mixte, 21 décembre 2007, n° 06-12769.
[7] Loi 2007-1775 du 17 décembre 2007
[8] RM Gaillard, n°21627, JOAN 2 juillet 2013, p. 6986.
[9] V. Jean Aulagnier, « Primes exagérées ou donation indirecte, même combat… perdu d’avance », AUREP, Newsletter n°160, Octobre 2013
B – LA RENONCIATION EXPRESSE AU DROIT DE RACHAT
La Cour de cassation approuve la cour d’appel lorsqu’elle déduit des circonstances de la souscription et de la désignation une volonté irrévocable de se dépouiller et par la même le caractère illusoire de la faculté de rachat[1], mais exigence nouvelle pour remettre le capital décès dans la succession de l’assuré, celui-ci doit avoir expressément renoncé au droit de rachat[2] « … en statuant ainsi, sans constater une renonciation expresse de C… Z… à l’exercice de son droit de rachat garanti par le contrat, la cour d’appel a violé les textes susvisés ». La décision est cassée.
Il est déjà difficile d’imaginer l’inutilité des contrats vie, instrument de prévoyance particulièrement adapté a une vie qui n’en finit pas de durer, il l’est encore plus d’envisager une renonciation expresse au droit de rachat par un assuré qui souhaiterait désavantager ses enfants au profit de l’un d’eux, au profit d’une épouse, voir d’une maitresse.
On voit mal Monsieur X énoncer « expressément » qu’il n’exercera pas ou plus le droit de rachat, sachant que s’il le faisait, l’avantage qu’il souhaite consentir serait probablement réduit. Voulant, pour déshériter ses enfants, utiliser ses contrats d’assurance il lui sera recommandé de ne pas laisser entendre d’une manière ou d’une autre que le droit de rachat ne se justifie pas ou plus.
Bien au contraire, il lui sera conseillé des rachats partiels de temps en temps, faire vivre son contrat d’assurance sera la meilleure façon d’en garantir la bonne fin aux bénéficiaires de son choix.
Dans le cas d’espèces, parce que l’acceptation bénéficiaire avait eu lieu avec le consentement de l’époux souscripteur son conjoint exclu considérait qu’il s’était dépouillé de manière irrévocable et qu’il y avait manifestement donation indirecte au profit de sa maitresse. On pouvait partager cette position.
La Cour ne l’a pas suivi car l’opération en cause s’étant déroulée avant le vote de la loi du 19 décembre 2007 le rachat restait possible. L’assuré n’avait pas renoncé expressément à son droit de rachat[3].
Dans l’affaire en cause, il est intéressant de constater que la donation indirecte était invoquée, non pas pour obtenir une éventuelle réduction du capital décès profitant à la maitresse, mais de manière plus décisive pour obtenir la nullité pure et simple du contrat et donc le rapport à la masse active de communauté des deniers issus du contrat dénoué.
Sur le fondement de l’article 1422 du code civil stipulant que « les époux ne peuvent l’un sans l’autre disposer entre vifs à titre gratuit des biens de la communauté », elle a obtenu la nullité des deux autres libéralités portant sur des deniers constitués à partir de gains et salaires « économisés »[4], libéralités réalisées sans son consentement. « les donations ainsi consenties, sans l’accord de son épouse, devaient être annulées ».
On peut donc en déduire que si la donation avait été retenue lors de son dénouement le contrat souscrit par l’époux, commun en bien, aurait pu être annulé si la demande en était faite par l’époux survivant non bénéficiaire. Aurait-il fallut encore qu’il ait clairement affiché son désintérêt pour le droit de rachat ?
[1]Cass. 1ère Civ. 26 octobre 2011, n° 10-24608
[2]Cass.1ère Civ ., 20 novembre 2019, n° 16-15867
[3]Cass. Ch. mixte, 22 février 2008, n° 06-11.934
[4]Nous renvoyons sur ce point aux précédents commentaires de Pascal Pineau, « Donner, tout donner ? La communauté reprendra… », AUREP, Newsletter n°331, Décembre 2019.