Autant la reprise des apports est bien présente dans la jurisprudence récente, autant la reprise des propres s’y fait fort discrète – une tendance de long terme d’ailleurs. Est-ce parce qu’elle renvoie à un concept clair et net ? En partie, sans doute. Mais quand enfin les questions sortent du bois, l’objet oblige à plus d’attention. L’occasion pour les juges d’en mieux définir le périmètre, s’agissant notamment de la reprise d’une somme d’argent.
Il est souvent fait référence aux « reprises et récompenses », comme si les deux allaient de pair. Autant chacun de ces éléments est nécessaire à l’équilibre des régimes de communauté, autant leur association un peu rapide ne doit pas tourner à la confusion.
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Respecter l’ordre
Rappelons tout d’abord que l’article 1467 du Code civil inaugure un paragraphe consacré à la liquidation et au partage de la communauté, au sein d’une section elle-même dédiée à la dissolution de cette dernière.
Le premier alinéa va constituer, précisons le d’emblée, le nœud du problème : « la communauté dissoute, chacun des époux reprend ceux des biens qui n’étaient point entrés en communauté, s’ils existent en nature, ou les biens qui y ont été subrogés ».
L’alinéa second de l’article enchaîne et nous plonge ainsi au cœur du sujet : « il y a lieu ensuite à la liquidation de la masse commune, active et passive ».
L’utilisation du terme « ensuite » n’est pas fortuite mais pesée. Dans le mode d’emploi que le législateur nous fournit ici, elle permet de distinguer les étapes et positionne la reprise des propres comme le préliminaire nécessaire à la liquidation de la communauté.
Reprise, vraiment ?
La chose ne va pas d’ailleurs sans poser la question du terme retenu par le législateur. De reprise, au sens strict, il n’y a pas. Il s’agit simplement pour chaque époux de retenir par devers lui ce qui lui appartient en propre et, sauf très rares exceptions, n’a jamais cessé de lui appartenir.
Le rapport de la conseillère référendaire à la Cour de cassation, Madame Daniel, est ici fort intéressant en ce qu’il nous livre quelques éléments supplémentaires d’analyse issus de la doctrine, à défaut de jurisprudence établie.
Il cite utilement M. Mathieu qui affirme qu’« il s’agit, pour un époux, non pas de récupérer la propriété d’un bien qui aurait provisoirement pris le caractère commun, mais d’établir la légitimité de son droit privatif sur ce bien, dont il n’a jamais été dépossédé, afin uniquement d’éviter que celui-ci soit inclus dans la masse active de communauté »1. En gros, faire le point et évacuer les propres.
Il ajoute également, en s’appuyant cette fois sur la position de R. Le Guidec, que « la reprise ne se fait jamais en valeur »2.
La chose ne va pas de soi lorsqu’une somme d’argent est mêlée à l’affaire…
Deux adversaires
La reprise se heurte en effet ici à une double difficulté. Livrons les noms des coupables : il s’agit, d’une part, de la présomption de communauté et, d’autre part, de la fongibilité des sommes d’argent. Un contenant et un contenu dont la rencontre n’est pas ici sans ambiguïté.
Aussi précisons en les articulation et conséquence, en nous appuyant notamment sur l’affaire qui nous occupe (Cass. 1e civ., 2 mai 2024, n° 22-15.238, publié au bulletin), un contentieux en matière de liquidation des intérêts patrimoniaux de conjoints mariés sous le régime de la communauté légale. Lesdits conjoints se retrouvent finalement devant le tribunal car l’ex-épouse prétend détenir un droit à reprise d’un montant de 22 867 euros eu égard à des deniers qu’elle aurait reçus de ses parents par donation.
Se pose tout d’abord la question de la qualification des fonds au moment où ils ont été touchés.
Propre par et à l’origine
En la matière, le débat est rapidement tranché : le mari « ne rapportant pas la preuve d’une donation aux deux époux, les sommes reçues des parents de [l’épouse] pendant le mariage doivent être considérées comme lui étant propres ».
La solution, concernant le sens de la preuve notamment, semble logique au regard de la rédaction de l’article 1405 du Code civil, et en particulier des exigences de l’alinéa 2. Si ce dernier envisage deux solutions de contournement, le principe reste clair en communauté légale : le bien donné, y compris pendant le mariage, est un bien propre pour le donataire.
Sauf, donc, à ce que la libéralité ne vienne « stipuler que les biens qui en font l’objet appartiendront à la communauté » ou encore, moins habile fiscalement, à ce qu’elle soit « faite aux deux époux conjointement » – et encore, « sauf stipulation contraire » est-il précisé dans ce dernier cas. Les prétentions du mari à être codonataire ont donc fait long feu.
Être et demeurer
À l’origine fut une somme propre. La chose est admise. Et après ? La suite est au moins aussi importante, s’agissant en tous cas de notre question de reprise de propre.
Laissons de côté, dans un premier temps, la question de la subrogation, pour nous en tenir au sort de deniers qui ne se sont pas frottés à celle-ci au cas particulier. La Cour de cassation précise opportunément que, « pour pouvoir être repris, les biens doivent exister en nature et être restés propres à la date de la dissolution de la communauté ».
Or la cour d’appel de Bordeaux (14 déc. 2021, n° 19/01411) a tranché « sans constater, comme il lui incombait, que les sommes d’argent dont la reprise était demandée existaient encore et étaient demeurées propres à [l’épouse] à la dissolution de la communauté », privant ainsi sa décision de base légale (Cass. 1e civ., 2 mai 2024, n° 22-15.238, publié au bulletin).
Il est légitime de s’interroger sur les exigences – et, dans leur sillage, sur la portée pratique – en matière de conservation du caractère propre de deniers.
Isoler, il n’y a que ça de vrai !
En ce sens, verser la somme sur un compte personnel relève presque du réflexe. Et, il faut d’emblée le confirmer, il s’agit au cas particulier d’un bon réflexe. L’étiquette, utile sinon nécessaire, n’y suffit cependant pas. Loin s’en faut !
Il est également primordial d’isoler les deniers propres, et même de procéder à une double isolation, car la communauté, à qui le doute profite, est contagieuse : verser des deniers communs sur le compte bancaire personnel accueillant les deniers propres provoquerait le ralliement des derniers aux premiers. Parole d’Auvergnat, un sou est un sou, et la communauté prend le tout.
Les exigences marchent par deux, comme pour la cause d’emploi à laquelle nous nous intéresserons plus loin. A ceci près que, s’agissant des deniers eux-mêmes, il n’y a pas de session de rattrapage.
Bien qu’à la marge de notre sujet du jour, un arrêt mérite que nous nous attardions un instant et délaissions la monnaie au profit des valeurs mobilières de placement. Le portefeuille de titres qu’une épouse mariée en communauté légale avait acquis par succession « avait figuré pendant trente ans sur des comptes dans lesquels avaient été confondus les deux comptes-titres communs ouverts avant celle-ci » ; la communauté l’avait emporté dès lors que « la distinction entre les titres acquis par succession et ceux acquis pendant la communauté, avant et après le règlement de la succession, était impossible à établir » (Cass. 1e civ., 30 avr. 2014, n° 13-13.579 & 13-14.234, publié au bulletin). Le parallélisme avec notre affaire est évident.
Pour en revenir aux deniers, à défaut des deux précautions susmentionnées, dont l’époux propriétaire de fonds propres n’a que rarement connaissance, comment rétablir l’équilibre financier ainsi bouleversé ?
Jouer en bande
On notera, non sans une certaine malice, qu’après l’article 1467 qui nous a occupé jusque-là vient l’article 1468… et que ce dernier, fort logiquement d’ailleurs, explique qu’« il est établi, au nom de chaque époux, un compte des récompenses que la communauté lui doit et des récompenses qu’il doit à la communauté… ». N’aurions-nous pas là une piste intéressante régler le problème de ces fonds propres qui se sont perdus dans la communauté ?
Bien sûr, la réponse est là ! A ce détail près qu’il s’agit d’aller chercher la victoire à l’extérieur et plus à domicile. Sans oublier que le débat autour de la preuve migre mais ne disparaît pas.
En effet, si la communauté doit récompense au propriétaire de fonds propres « quand elle a encaissé des deniers propres ou provenant de la vente d’un propre, sans qu’il en ait été fait emploi ou remploi » (C. civ., art. 1433, al. 2), que faut-il entendre ici par encaissement ?
Sens en question
Pas de caisse de communauté comme au Monopoly. Des comptes, avec un ou deux noms dessus. Et une jurisprudence hésitante qui, après avoir fréquenté d’autres positions, s’est arrêtée en équilibre instable : « la cour d’appel, qui a relevé que des deniers propres à l’épouse avaient été encaissés sur un compte joint ouvert au nom des époux, en a déduit, à défaut de preuve par le mari que la communauté n’en a pas tiré profit, que la femme a droit à récompense » (Cass. 1e civ., 8 févr. 2005, n° 03-15.384, Publié au bulletin).
Le versement sur un compte joint ouvrirait donc une voie royale vers la récompense, contrairement à l’encaissement sur un compte personnel, puisque « l’encaissement, au sens de l’article 1433, alinéa 2, du code civil, des deniers propres d’un époux ne peut être déduit de la seule circonstance que ces deniers ont été versés, au cours du mariage, sur un compte bancaire ouvert au nom de cet époux » (Cass. 1e civ., 19 déc. 2012, n° 11-26.054).
N’est-ce pas donner trop d’importance aux intitulés de comptes sur lesquels circulent bien imprudemment des deniers de toutes natures ? Le doute est permis… et surtout la prudence est de mise !
Sous réserve de pouvoir justifier de l’existence d’une récompense, d’aucuns penseront que le débat est sans objet, un équilibre financier général étant ainsi assuré.
De la primauté de la propriété
Ce serait une erreur. Le débat a bel et bien des enjeux, qu’il conviendra évidemment de mesurer au cas par cas. Temps, argent et pouvoir réunis.
La récompense oblige à attendre davantage, puisqu’elle ne sera gérée qu’au moment du partage. Entre-temps, l’indivision et ses affres : absence de libre disposition des fonds mais aussi fruits éventuels des sommes accroissant à l’indivision.
La reprise d’un propre permet d’échapper à ces écueils puisqu’elle intervient dès la dissolution du régime. Plus vite, plus… propre.
La boîte de Pandore étant ouverte, profitons de l’occasion pour aller plus loin.
Retour à l’emploi
Curiosité il est vrai intéressée, car ici réside sans doute la solution pratique à la reprise de propre.
En effet, quel intérêt y aurait-il à laisser les deniers sur un compte bancaire, fusse la seule solution pour permettre la reprise efficace d’une somme propre ? Faire rémunérer la somme et verser les intérêts – communs – sur un compte distinct ? La solution a ses limites, surtout à moyen ou long terme, où d’autres investissements paraissent plus appropriés Non, il faudra d’évidence trouver mieux.
Pour ce faire, il n’y a qu’à suivre la piste ouverte par l’article 1467 lui-même : la subrogation. Rappelons simplement qu’en matière d’argent, elle nécessite d’être accompagnée d’une clause d’emploi (C. civ., art. 1406, al. 2), laquelle suppose de mentionner dans l’acte d’acquisition à la fois l’origine des deniers et la volonté de faire du bien acquis un bien propre (C. civ., art. 1434 et s.).
Si le propriétaire ne souhaite pas reporter le caractère propre des deniers sur le bien acquis, il peut être utile de prévoir dans l’acte une clause d’origine des deniers, ceci afin de pouvoir revendiquer in fine une récompense basée sur le profit subsistant, dont on peut espérer qu’il sera supérieur à la somme investie.
Reste une question : est-ce que la possibilité de recourir à la clause d’emploi peut être entravée par la nature du compte sur lequel les sommes propres ont été versées ?
Importance du compte encore
Dans le droit fil des développements précédents, il serait difficile de prétendre le contraire, ne serait-ce qu’en matière d’appréhension de la situation par les parties et de risques de contentieux en découlant.
Même recette : un compte personnel sur lequel la somme est isolée et l’emploi pourra s’opérer à n’importe quelle époque. Sinon ? Temps et mouvement, sournois ennemis. Attendre et mélanger, la recette est à déconseiller vivement, car même les amateurs de gloubi-boulga finissent en général par découvrir le caractère indigeste de la mixture.
Verser sur un compte personnel fréquenté par des deniers communs menace-t-il déjà l’emploi ? Sans doute déjà, car pour sûr il est fragilisé. Une tolérance devrait néanmoins profiter à l’époux qui l’utiliserait s’il agit d’évidence avant que les deniers concernés aient pu quitter le compte.
Question plus abrupte encore pour un versement sur un compte joint : l’emploi dans l’acte – réalisé par un seul époux – devient-il tout simplement impossible avec ce qui constituerait une « rupture de la chaîne du propre » ? C’est à craindre, aussi l’opération doit être évitée et une solution sûre recherchée.
Que faire devant autant d’exigence une nouvelle fois ? L’époux et ses conseils ne sont pas totalement dépourvus.
Dispositif de secours
Il existe heureusement ici une session de rattrape : l’emploi a posteriori. Avec ses limites intrinsèques : il « n’a lieu que par l’accord des époux, et il ne produit ses effets que dans leurs rapports réciproques » (C. civ., art. 1434, in fine).
D’aucuns ont vu dans l’accord des époux un viatique fort pratique dans les rapports entre époux. La Cour de cassation les a d’ailleurs confortés en considérant que l’emploi comme efficace que les sommes « aient transité par un compte personnel ou par un compte commun » s’agissant de fonds « dont l’épouse avait reconnu le caractère propre » (Cass. 1e civ., 5 janv. 1999, n° 96-11.512), et même « si l’origine des deniers n’est pas expressément précisée dans l’acte » (Cass. 1e civ., 25 sept. 2013, n° 12-21.280).
Si, à propos de ce dernier arrêt notamment, nous suivrons volontiers J. Casey dans le double constat que, pour la Cour de cassation, « un remploi classique « raté » peut révéler un remploi a posteriori réussi » et que « la position ici affirmée rend bien plus difficiles les revendications tardives des enfants de premier lit »3, nous serons moins enthousiastes sur les bienfaits de la chose en regrettant la quasi-impuissance – parfois instrumentalisée – d’héritiers réservataires et surtout parce qu’il nous semble exister là une forme d’inversion du sens de la preuve dans un système où, rappelons-le une dernière fois, la présomption de communauté règne.
Pour terminer, il ne paraît pas inutile ici d’insister sur le rôle – salvateur – de la personne qui assure un réel conseil patrimonial.
Le conseil en temps et en heure
Il nous semble qu’il découle assez naturellement de ce qui précède : un accompagnement au long cours, également au regard des aspects civils, apparaît souhaitable sinon nécessaire.
Il s’agira de faire opérer les versements de deniers propres sur le compte adéquat et d’assurer, suivant la volonté éclairée du client, soit un emploi efficace – pour faire indubitablement un bien propre -, soit une traçabilité satisfaisante – pour accompagner efficacement les revendication et calcul de récompense.
- JurisClasseur Liquidations – Partages – Fasc. 550 : Partage. – Partage de communauté. – Présentation générale, LexisNexis, 29 août 2017, Màj 13 juin 2018, § 46. ↩︎
- Jurisclasseur Civil Code, Art. 1467 – Fasc. unique : Communauté légale. – Liquidation et partage. – Effets de la dissolution : reprise de propres et indivision post-communautaire, LexisNexis, 21 mars 2016, Màj 15 avr. 2016, § 7. ↩︎
- Remploi sans indication de l’origine des deniers propres et rôle de la volonté des époux, Gazette du Palais n° 21, 21 janv. 2014. ↩︎