Déclinant au plan fiscal sa jurisprudence suivant laquelle l’usufruitier de titres sociaux n’a pas la qualité d’associé, la Cour de cassation en tire comme conséquence que les cessions de l’usufruit de titres sociaux échappent au droit proportionnel d’enregistrement prévu par l’article 726 du CGI.
Ces opérations sont uniquement passibles d’un droit fixe de 125 €.
Le démembrement de propriété fait preuve d’une grande plasticité. Ses modalités d’exercice et les prérogatives dévolues respectivement à l’usufruitier et au nu-propriétaire varient de manière significative en fonction du sous-jacent, c’est-à-dire suivant le type d’actif démembré. Le professionnel se doit d’y être attentif dans sa pratique. Spécialement, la situation de l’usufruitier de titres sociaux est très singulière (V. J. Laurent, L’usufruitier de parts sociales n’est pas un associé, mais est-il un usufruitier ? JCP G 2022, act. 288).
Une jurisprudence récente diversement appréciée (Cass. 3e civ., 16 févr. 2022, n° 20-15.164, FS-B : JurisData n° 2022-002154 ; JCP E 2022, 1154, note D. Gibirila ; Dr. sociétés 2022, comm. 38, note R. Mortier ; J. Laurent, art. préc., JCP G 2022, act. 288; R. Mortier, L’appel de la FNDP enfin entendu, La lettre de la FNDP n°23, février 2023, p. 8 ; Actes prat. ing. sociétaire 2022, 2, note S. Castagné ; Constr.-Urb. 2022, comm. 57, note Ch. Sizaire ; BRDA 5/22, n° 3 ; Dr. & patr. 1er avr. 2022, note Q. Némoz-Rajot) a précisé les droits et qualités respectives de l’usufruitier et du nu-propriétaire de titres sociaux.
En s’alignant sur un avis émis quelques mois plus tôt par la Chambre Commerciale (Cass. com., Avis du 1er décembre 2021, n° 20-15164 ; JCP E 2022, 1000, note R. Mortier et N. Jullian ; Droit des sociétés février 2022, comme. 13, note R. Mortier ; JCP G 2022, act. 237, note N. Kilgus ; S. Castagné, La reconnaissance de la qualité d’associé fortement compromise, APSI 2022, n°2) la troisième chambre civile de la Cour de cassation a dénié à l’usufruitier la qualité d’associé (qui n’appartient qu’au nu-propriétaire) (Cass. 3ème civ., 16 février 2022, préc.) tout en lui reconnaissant l’aptitude de provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence directe sur son droit de jouissance.
Dorénavant déclinée par la Haute Juridiction, cette jurisprudence engendre des conséquences fiscales inattendues. Elle conduit à affranchir les cessions à titre onéreux de l’usufruit de droits sociaux du droit proportionnel d’enregistrement prévu par l’article 726 du Code général des impôts pour ne les soumettre qu’au seul droit fixe des actes innommés de 125 € énoncé à l’article 780 du même code.
Ce principe a été consacré par la Chambre Commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 30 novembre 2022 recevant les honneurs d’une publication au Bulletin (C. cass. Com. 20 novembre 2022, n°20-18.884, BRDA 1/23, 3, Francis Lefebvre FR 49/22, 7 ; S. Castagné, La cession de l’usufruit de droits sociaux ne serait pas une cession de droits sociaux !, JCP éd. E, n°51-52, 1418).
Dans cette affaire, les consorts F, associés d’une société civile immobilière, avaient cédé l’usufruit « temporaire » de leurs parts à une société holding F. Ils avaient acquitté à cette occasion le droit fixe de 125 € prévu à l’article 680 du Code général des impôts.
Pour sa part, l’administration fiscale soutenait que l’acte de cession de cet usufruit donnait ouverture au droit proportionnel de cession de droits sociaux prévu à l’article 726 du Code général des impôts. Il s’agissait plus précisément du droit proportionnel de 5 %, la société étant à prépondérance immobilière.
Dans un arrêt rendu le 29 juin 2020, la Cour d’appel de Paris avait validé l’analyse retenue par l’administration fiscale énonçant notamment que : « le terme de cession, au sens de cet article [l’article 726 du Code général des impôts], n’est pas uniquement limité à l’acte définitif de la cession de l’intégralité d’une ou plusieurs parts sociales, mais s’entend de toute transmission temporaire ou définitive de la part sociale elle-même ou de son démembrement, telle la cession de l’usufruit ou de la nue-propriété ».
Cet arrêt est cassé au double visa des articles 726 du Code général des impôts et 578 du Code civil.
Reprenant quasiment mot pour mot les termes de l’avis et de l’arrêt précités, la Haute juridiction rappelle qu’aux termes du second texte visé : l’article 578 du Code civil « si l’usufruit est le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le propriétaire lui-même, mais à charge d’en conserver la substance ». Elle précise qu’ « il en résulte que l’usufruitier de parts sociales ne peut se voir reconnaître la qualité d’associé, qui n’appartient qu’au nu-propriétaire ».
Au cas présent, la Cour régulatrice en tire comme conséquence : « que la cession de l’usufruit de droits sociaux ne peut être qualifiée de cession de droits sociaux ». Il s’ensuit que le droit proportionnel n’est pas dû au titre de ces actes. Seul un droit fixe de 125 € peut être perçu par l’administration fiscale lors de l’enregistrement d’un tel acte.
La Cour de cassation retient ici une interprétation restrictive de l’article 726 du Code général des impôts qui se justifie par les principes qui régissent ces droits d’enregistrement. Le législateur est seul apte à fixer les règles régissant l’assiette et le tarif de l’impôt (Constitution du 4 octobre 1958, art. 34). L’administration ne dispose en la matière d’aucune compétence directe. Les droits progressifs et proportionnels sont dus uniquement dans les cas limitativement prévus par la loi ; un acte qui n’est ni exonéré ni spécifiquement tarifé ne donne lieu qu’à une imposition fixe de 125 € (CGI, art. 680).
Cette décision invite à nouveau le praticien et l’administration fiscale à dissocier avec constance le droit démembré d’usufruit et le bien sur lequel il s’exerce. Tout comme l’usufruit d’un bien immobilier constitue une immobilisation corporelle distincte du bien lui-même et pouvant être amorti (CE, 9ème et 10ème ch. réunies, 24 avril 2019, n° 419912 ; F. FRULEUX, L’usufruit viager peut être amorti : principe et application, JCPN n° 45, 8 novembre 2019, 1304), la cession de l’usufruit de droits sociaux n’emporte pas mutation de la propriété de ceux-ci et n’est, partant, pas soumise aux droits d’enregistrement frappant les cessions de parts sociales ou d’actions.
Le raisonnement suivi par la Cour de cassation est fondé sur le syllogisme suivant : seules les « cessions de droits sociaux » sont passibles du droit proportionnel prévu par l’article 726 du Code général des impôts. L’usufruitier des titres sociaux n’ayant pas la qualité d’associé, la cession de l’usufruit de droits sociaux qui n’emporte pas mutation de la propriété desdits droits ne peut pas être qualifiée de cession de droits sociaux. Donc la cession de l’usufruit de droits sociaux n’est pas soumise au droit proportionnel.
Toute interprétation extensive semblable à celle qui avait été retenue en l’espèce par la Cour d’appel de Paris assimilant la cession de l’usufruit de parts sociales ou actions à des cessions de parts ou d’actions est vouée à la censure.
Par identité de motifs, cette décision rendue à l’égard de la cession d’un usufruit dit « temporaire », c’est-à-dire constitué pour une durée fixe est assurément transposable à une cession d’usufruit viager.
Elle s’applique uniformément à l’ensemble des droits proportionnels visés au I de l’article 726 du Code général des impôts, c’est-à-dire à la fois au droit de 0,10 % applicable à certaines cessions d’actions, au droit de 3 % frappant les cessions de parts sociales et au droit de 5 % qui était en cause dans cette affaire.
Cette application uniforme se justifie tant par la généralité du principe énoncé par la Cour de cassation que par la rédaction du texte qui pour, chacun de ces droits proportionnels, vise les « cessions de droits sociaux ».
En revanche, en dépit de la rédaction du texte, l’article 728 du Code général des impôts visant également comme la doctrine administrative (BOI-ENR-AVS-40-20 n°140) : « les cessions d’actions ou de parts », l’application de cette exemption aux sociétés dites d’« attribution » régies par l’article 1655 ter du Code général des impôts nous apparait bien incertaine (V. également implicitement en ce sens, La cession de l’usufruit de droits sociaux ne serait pas une cession de droits sociaux !, p. 54). La transparence fiscale qui caractérise ces sociétés comme le hiatus résultant du renvoi fait par l’article 728 du Code général des impôts à l’article 1655 ter ne sont pas propices à une telle transposition.
Le praticien retiendra enfin que la mise à l’écart du droit proportionnel ou progressif consacrée par la Haute Juridiction dans cette décision n’a rien de systématique. Tout dépendra de la rédaction retenue par le législateur. Cette dernière est variable. Des textes visent en effet spécifiquement les mutations du droit démembré d’usufruit distinctement du bien lui-même ou de sa propriété (v. par ex. en matière de cession à titre onéreux de biens immobiliers, CGI, art. 683). Une telle rédaction conduirait à percevoir le droit considéré nonobstant l’analyse présentement retenue.