Comment gérer la transmission de titres de sociétés exerçant une activité mixte après l’annulation de la doctrine administrative ?
Questions-réponses
Une précédente livraison de cette Newsletter (NL, n°349) analysait l’arrêt du Conseil d’Etat ayant annulé une partie des commentaires administratifs consacrés à l’application de l’exonération Dutreil aux sociétés exerçant une activité mixte (CE, 8ème et 3ème Ch., 23 janvier 2020, n° 435562, Juris-Data n° 2020-000738).
Comment mettre en œuvre l’exonération dans ce nouveau contexte, lorsque la transmission porte sur ce type de sociétés ? L’invalidation de cette doctrine administrative est-elle vraiment une bonne nouvelle pour les contribuables ?
Question n°1 : Les principes énoncés par le Conseil d’Etat dans son arrêt du 23 janvier 2020 concernant la détermination du champ d’application de l’exonération Dutreil et les modalités d’appréciation de la prépondérance des activités fixent-ils définitivement le droit positif ?
Réponse : Non, pas nécessairement
Bien sur l’annulation prononcée de la doctrine administrative est définitive. Elle s’impose à l’administration fiscale qui ne peut plus s’en prévaloir pour refuser au contribuable le bénéfice de l’exonération partielle en raison de l’insuffisance du taux d’immobilisation des actifs détenus par la société.
Pour autant les principes énoncés par le Conseil d’Etat à l’appui de sa décision d’annulation ne seront pas nécessairement ceux qui in fine seront retenus dans le cadre des contentieux fiscaux afférents à ce dispositif d’exonération.
En effet, par exception, s’agissant de droits d’enregistrement, les différends concernant la mise en œuvre de l’exonération Dutreil relèvent de la compétence des juridictions judiciaires : Tribunaux judiciaires, Cours d’appel et Cour de cassation (LPF, art. L 199).
Les principes proclamés par le Conseil d’Etat concernant le périmètre d’application de l’exonération partielle et les modalités d’appréciation de la prépondérance des activités exercées ne correspondront pas nécessairement à ceux qui seront retenus par les juridictions de l’ordre judiciaire auxquelles il reviendra de trancher au fond ces questions.
Si elle n’est pas souhaitable, l’hypothèse d’une divergence d’analyses entre les juridictions suprêmes des deux ordres doit être réservée.
L’expérience montre qu’il peut exister entre elles, précisément sur des questions essentielles relatives au domaine d’application de régimes de faveur une différence d’appréciation parfois significative.
C’est le cas par exemple lorsqu’il s’agit de déterminer si une société holding peut bénéficier ou non de l’exonération Dutreil lorsqu’elle se prévaut d’un rôle d’animation de son groupe de sociétés.
Y compris aux termes de décisions récentes (Cass. com. 19 juin 2019, n°17-20558 rendue en matière d’ISF, mais transposable à l’exonération Dutreil ; V. également, Cass. com., 8 oct. 2013, n°12-20.432, Jurisdata, n° 2013-022147; Cass. com., 21 juin 2011, n° 10-19770, Juris-Data n° 2011-012356, BJF 2011, n° 504, p. 1017, note F. DEBOISSY, RJF 11/2011, n° 1241 ; Cass. com., 23 nov. 2010, n° 09-70465, Juris-Data n° 2010-021994, RJF 3/2011, n° 385), la Cour de Cassation a pu voir notamment, l’assimilation des sociétés holdings animatrices des sociétés exerçant une activité opérationnelle, une mesure de tempérament résultant de la doctrine administrative, ce qui implique que l’administration puisse conditionner son bénéfice à des exigences qu’elle énoncerait et justifie une délimitation stricte de cette mesure de tolérance.
De son côté et aux termes d’une décision qui suivant les conclusions du Rapporteur Public établies dans le cadre de l’arrêt du 23 janvier 2020 a été rendue en matière de plus-value, mais peut être étendue à l’exonération « Dutreil » (CE Plén., 13 juin 2018 n°395495, Dr. fisc. 2018, n°27, comm. 321 ; Concl. Y. BENARD, note G. POULAIN ; A. GAMIN et P. ZILBERSTEIN FR 31/2018 Inf. p. 3 ; F. FRULEUX, Animation d’un groupe de sociétés : définition, régime et preuve à propos de CE 13 juin 2018, JCPN 2018, n°43-44,1329), le Conseil d’Etat y voit une assimilation jouant de plein droit, le rôle d’animation devant selon lui, comme au cas présent la prépondérance de l’activité exercée, être caractérisée au moyen de la technique du faisceau d’indices.
Question n°2 : Quel pourrait être l’objet de cette possible divergence ?
Réponse : il pourrait être variable.
La divergence pourrait porter sur la possibilité même pour une société n’exerçant pas exclusivement une activité opérationnelle, de bénéficier de l’exonération partielle, ce qui nous elle semble très improbable.
Elle pourrait également porter sur le fondement de l’éligibilité des sociétés exerçant une activité mixte à l’exonération partielle : simple application de la loi ou mesure de tempérament énoncée par l’administration fiscale, ou encore sur les modalités d’appréciation de la prépondérance des activités et la réception de la méthode du « faisceau d’indices » énoncée par le Conseil d’Etat par la Cour de Cassation.
Question n°3 : Pour sa part, la décision d’annulation qui relève de la compétence du Conseil d’Etat présente-t-elle une certaine originalité ? Avec quelles conséquences opérationnelles pour le praticien ?
Réponse : Oui. Ses effets sont assez particuliers à deux égards, ce qui n’est pas neutre en pratique.
– En premier lieu l’annulation de la doctrine administrative prononcée par la Haute juridiction n’est que partielle.
Son objet est clairement circonscrit. L’arrêt prend en effet soin de préciser que l’annulation porte uniquement sur le dernier alinéa du paragraphe visé, c’est-à-dire uniquement sur les modalités d’appréciation de la prépondérance des activités énoncées par l’administration fiscale. Les deux premiers alinéas énonçant respectivement qu’il n’est pas nécessaire que la société exerce à titre exclusif une activité opérationnelle et que les sociétés exerçant une activité mixte sont éligibles lorsque l’activité civile autre qu’agricole ou libérale, n’est pas prépondérante, échappe à la censure.
Cette subsistance est bienvenue en termes de sécurité juridique pour le praticien.
Elle permet au contribuable d’avoir l’assurance de continuer à bénéficier du régime de faveur lors de la transmission de titres de sociétés n’exerçant pas exclusivement une activité opérationnelle, dès lors que cette activité est exercée à titre prépondérant ; et ce en l’absence même de jurisprudence de la Cour de Cassation confirmant ce point.
L’incertitude pèsera en revanche sur les modalités d’appréciation de cette prépondérance, le contribuable ne pouvant plus pour les transmissions réalisées à compter de la décision de l’annulation rendue par le Conseil d’Etat, se prévaloir des critères énoncés par le BOFIP.
Les redevables qui respectaient les critères énoncés par la doctrine administrative seront certainement sensibles à ce reflux de la sécurité juridique induite d’autant, comme nous le verrons, les modalités d’appréciation de la prépondérance énoncées par le Conseil d’Etat, s’avèrent très floues et particulièrement délicates à mettre en œuvre dans de nombreuses situations pourtant courantes.
– En second lieu, les effets temporels de l’annulation seront plus limités que d’ordinaire.
Usuellement, une décision d’annulation produit un effet rétroactif (V. G. Cornu, Vocabulaire juridique, 12ème éd. Puf, 2018) ; la décision illégale invalidée est censée n’avoir jamais existé.
Tel n’est pas le cas en l’espèce.
Les effets de l’annulation seront atténués. L’impératif de sécurité juridique qui fonde l’opposabilité de la doctrine administrative (LPF, art. L.80 A), impose une dérogation à l’effet rétroactif d’ordinaire inhérent à une annulation pour excès de pouvoir.
Nonobstant l’annulation, l’opposabilité de la prise de position de l’administration fiscale demeurera à l’égard des transmissions réalisées avant l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat. Ce point a été clairement confirmé dans un avis rendu par le Conseil d’Etat sur la question : « Eu égard à l’objectif de sécurité juridique poursuivi par l’article L. 80 A précité (…) en dépit de l’effet rétroactif qui s’attache normalement à l’annulation pour excès de pouvoir, les dispositions de cet article permettent à un redevable, alors même que serait ultérieurement intervenue l’annulation par le juge de l’acte, quel qu’il soit, par lequel elle avait été exprimée de se prévaloir à l’encontre de l’administration de l’interprétation qui, dans les conditions prévues par l’article L. 80 A, était formellement admise par cette dernière » (CE – Avis du 8 mars 2013, n°353782).
Conséquemment, les transmissions réalisées avant la décision d’annulation restent sécurisées par la doctrine antérieure, y compris pour ce qui concerne les critères d’appréciation de la prépondérance annulés par le Conseil d’Etat. Autrement dit, un contribuable qui remplissait les critères de prépondérance énoncées par la doctrine administrative alors en vigueur pourra continuer à opposer à l’administration cette doctrine nonobstant l’annulation prononcée depuis lors par le Conseil d’Etat.
Question n°4 : Si elle était retenue par la jurisprudence judiciaire, la méthode du « faisceau » d’indices préconisée par le Conseil d’Etat pour apprécier la prépondérance des activités exercée serait-elle aisée à appliquer ?
Réponse : non
Elle s’avère complexe à manier pour un Conseil qui doit trancher cette question a priori en vue de réaliser une transmission.
Dans cette appréciation, nul doute que le critère du chiffre d’affaires retiré des activités diverses comme celui de l’importance des actifs (évalués pour leur valeur vénale réelle et non pour leur valeur comptable) affectés à chaque activité seront prépondérants, du moins lorsque ce critère sera pertinent, compte tenu de l’activité exercée.
La Cour Suprême Administrative préconise d’établir ce faisceau d’indices en ayant égard à : « la nature de l’activité et les conditions de son exercice ». On doit y voir à nouveau un désaveu des critères inappropriés énoncés par la doctrine administrative. Compte tenu de la nature commerciale de l’activité exercée et des conditions de son exercice, la faiblesse du taux d’immobilisation de l’actif détenu par une société n’est nullement l’indice de la prépondérance de l’activité patrimoniale qu’elle peut exercer pat ailleurs.
Plus largement, cette indication conduit à retenir systématiquement une approche in concreto.
La même approche pragmatique doit être retenue – ce point est à nos yeux crucial pour apprécier l’affectation réelle des actifs détenus par la société qui peuvent être déployés soit au service de son activité opérationnelle principale ou de ses affaires patrimoniales secondaires. Ainsi, la détention d’une trésorerie importante peut s’expliquer par un cycle d’affaires long où l’exercice d’une activité est sujet à variations saisonnières. De même, la détention par la société d’une participation dans une société exerçant une activité distincte, n’implique pas qu’elle ait la nature d’un actif patrimonial.
Cette détention peut s’inscrire dans l’activité opérationnelle exercée et matérialisée par exemple la volonté de maitriser une source d’approvisionnement ou de distribution. La doctrine administrative intègre d’ailleurs ces données dans d’autres contextes notamment lorsqu’il s’agit de déterminer si une aide apportée à une filiale revêt une aide financière ou commerciale, ce qui peut conditionner sa déductibilité du résultat imposable de la société aidante . Il est également suggéré, ce critère étant plus adapté aux plus petites entreprises, de se référer au temps consacré aux différentes activités, (V. P.-H. GOSSET et S. DELPLANCKE, Dr. fisc.2018, 177, p. 4).ou encore aux effectifs qui leur sont dédiés .
La mise en œuvre de cette méthode sera plus complexe encore lorsque la transmission portera sur des titres de sociétés holdings animatrices de leurs groupes. On a déjà observé qu’un tel contexte impose nécessairement une adaptation des critères retenus (V. F. FRULEUX, Application des critères de prépondérance des actifs détenus aux sociétés holdings animatrices, JCPN 2018, n° 17, 1176).
Celui du chiffre d’affaires s’avère bien souvent totalement inapproprié ou être rigoureusement inapplicable, la société pouvant ne réaliser aucun chiffre d’affaires, sans que cette circonstance soit en soi disqualifiante.
La référence aux actifs détenus nécessite également de tenir compte de la particularité exercée par cette société assimilée à une activité opérationnelle. La jurisprudence rendue en la défaveur de l’administration fiscale atteste toutefois que cette spécificité n’est pas toujours comprise par l’administration.
Des actifs qui pourraient être de prime abord être appréhendés comme patrimoniaux pourront en réalité être affectés à l’activité d’animation du groupe. Tel est le cas par exemple d’une trésorerie détenue par la holding et affectée au concours financier de ses filiales.
Tel pourrait encore être le cas d’actifs immobiliers détenus en direct et destinés aux activités opérationnelles des filiales du groupe ou encore de participations dans des filières foncières par essence « non animables » et portant les actifs immobiliers nécessaires à l’activité du groupe.
Question n°5 : L’application de l’exonération à des sociétés ayant une activité mixte engendre-t-elle d’autres difficultés ?
Réponse : oui
Elle pose également la question de l’assiette de l’exonération.
A vrai dire, cette question n’est pas nouvelle. Mais l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat jette sur elle une lumière crue. Les praticiens auraient certainement préféré qu’elle demeure dans l’ombre.
Elle est à nos yeux indissolublement liée à la question tranchée par l’arrêt du 23 janvier 2020. Si ce dernier ne l’aborde pas – ce qui aurait été hors de propos eu égard au contexte dans lequel la décision a été rendue – des réserves sont émises à cet égard, tant par le Rapporteur Public qu’en doctrine (V. notamment en ce sens B. LIGNEREUX, Exonération Dutreil et activités mixtes, Dr. fisc. n° 8, 20 janvier 2020, comm. 155) aux termes desquelles il conviendrait de déroger dans un tel contexte à la règle d’assiette habituellement applicable dans le cadre de ce régime de faveur. Cette préconisation est énoncée, sans que l’on sache si elle est formulée de lege ferenda ou de lege lata.
Les transmissions portant sur des sociétés ayant une activité mixte nécessiteraient ainsi d’extourner de l’assiette de l’exonération partielle les actifs sociaux n’étant pas affectés à l’activité opérationnelle.
En effet ce régime de faveur n’a pas vocation à favoriser, même indirectement, la transmission d’actifs patrimoniaux. Pour autant, établir une telle ventilation procèderait d’une véritable réécriture du dispositif. En l’état, le texte ne nous semble pas autoriser une telle interprétation.
Contrairement à son homologue applicable aux entreprises individuelles, contrairement aux textes qui régissaient l’exonération d’ISF applicable aux biens professionnels ou à l’actuel article 790 A du Code général des impôts afférents aux transmissions d’entreprises aux salariés, l’article 787 B précise sans équivoque ni restriction que l’exonération porte sur la valeur, les parts ou les actions.
On pourrait difficilement déceler dans l’absence de toute restriction énoncée à cet égard un oubli du législateur. Le texte prévoit en effet lui-même une proratisation dont il détaille les modalités lorsque la transmission porte sur des titres de sociétés interposées (CGI art. 787 B “b” 3 al. 4), aux termes, certes, d’une disposition ajoutée postérieurement à l’adoption du dispositif initial.
On peut également douter que la Cour de cassation s’engage sur la voie d’un tel aménagement prétorien. La jurisprudence judiciaire rendue dans le cadre de l’exonération d’ISF des biens professionnels, avait en effet à juste titre énoncé qu’un dispositif restreignant l’assiette de l’exonération devait être interprétée strictement (Cass. com. 5 janvier 2016, n° 14-23.681, FR 4/16 inf. 1 p. 3). Il apparait inenvisageable qu’une telle restriction puisse être créée « ex nihilo ».
En l’état, il ne nous semble donc pas envisageable d’inférer de l’arrêt rendu par le Conseil d’Etat, la nécessité d’imposer aux bénéficiaires de la transmission une quelconque proratisation de l’assiette de l’exonération partielle dans le silence du texte, et en suivant des modalités qui resteraient aléatoires.
Une telle initiative destinée à prévenir un « effet d’aubaine » ne pourrait à nos yeux qu’émaner du législateur. Elle conduirait en pratique à durcir le dispositif d’exonération, en pratique souvent bien au-delà des contraintes qui résultaient des commentaires administratifs censurés…
L’annulation de la doctrine administrative ne serait-elle finalement qu’une victoire à la Pyrrhus ? On peut le craindre.